ROMAN | Premier volume d’une trilogie, Le Séducteur déploie un kaléidoscope d’histoires où Jan Kjærstad invite ses lecteurs à penser plus grand.
« Laissez-moi vous raconter une tout autre histoire. » Celle de Jonas Wergeland, le Touareg de Norvège, le disciple de Kâma Sutra, le chasseur de tortues. Un homme à qui tout réussit, au cerveau aussi brillant et aiguisé qu’un diamant. « Car non seulement Jonas a tout mais il est tout »… Jusqu’à ce soir où, rentrant chez lui, Jonas découvre le cadavre de son épouse. Comment a-t-on pu en arriver là? Dès l’âge de huit ans, Jonas comprit que la Norvège était un pays infiniment mystérieux, couvert de zones blanches. Il « en avait fini avec le thème largement rebattu du voyage initiatique ». Toute sa vie, il mettra un point d’honneur à se distinguer des autres. Enlevé par des Touaregs à Tombouctou, plongeant dans les rapides du Zambèze pour sauver son ennemie jurée de la noyade, ou nez à nez avec un ours polaire tandis qu’il est sur le trône, « c’est du Jonas tout craché »! Car le défenseur des îles aux Parfums est promis à une destinée éblouissante, ou plutôt celle-ci se révèle à lui, guidé par la curiosité et l’étonnement, au gré de rencontres déterminantes. Avec les femmes notamment, qui vont faire de lui un être spécial, puisque nous parlons bien de Jonas, l’homme au pénis miraculeux. Mais tout ça, c’était avant qu’il ne devienne Le Duc, plus grand génie de la télé norvégienne, auteur d’une série de documentaires sur les héros nationaux, Thinking Big, dont l’effet est quasi comparable à celui d’une drogue. Car Jonas a un talent inné pour réveiller le peuple, lui faire prendre de la hauteur et l’inciter à penser plus grand.
Travail et enchantement
Confiez la littérature aux mains d’un grand écrivain et voyez ce qu’il advient! À la manière des Mille et Une Nuits, chaque endroit, chaque rencontre renferme ici un conte. Dans un savant mélange d’érudition internationale et d’identité norvégienne, « tout est presque trop mis en scène, trop luxuriant pour être réel », mais il reste au lecteur à découvrir la grande histoire qui se cache derrière toutes les autres. Peut-être la sienne? Car chacun invente au quotidien le nombre précis de rôles dont il a besoin pour être pris au sérieux. Avec un panache vertigineux, d’une rare amplitude, Le Séducteur semble contenir tous les livres et, ce faisant, toutes les réponses aux questions que son lecteur est à même de se poser. L’arrachant au réel, il l’enchante autant qu’il le travaille. Qu’est-ce qui relie entre eux les petits et grands moments d’une vie? La philosophie puise-t-elle son origine dans l’émerveillement ou le désespoir? Quand comprend-on qui l’on est? Quand laisse-t-on s’exprimer le potentiel qui est en nous? Avec l’imagination pour premier maillon de toute éthique, s’élevant « contre ce besoin impérieux qu’ont les hommes de tout simplifier », c’est en conteur majestueux et implacable, sûr de son humour, maître de ses effets, que Kjærstad embrasse la littérature pour, à l’instar de son héros, faire d’une expérience esthétique un but en soi. Au terme du voyage (en attendant les traductions des deux autres tomes, Le Conquérant et L’Explorateur), on referme le livre en sentant vibrer sous nos pieds le dos d’une énorme tortue, « libre de devenir tout autre chose ».
DE JAN KJÆRSTAD, ÉDITIONS MONSIEUR TOUSSAINT LOUVERTURE, TRADUIT DU NORVÉGIEN PAR LOUP-MAËLLE BESANÇON, 640 PAGES. ****(*)
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