[le livre de la semaine] La Vengeance m’appartient, de Marie Ndiaye: sa part de mystère
D’une plume ensorcelante, Marie NDiaye ausculte les tourments intérieurs d’une avocate confrontée à l’opacité des êtres qui l’entourent. Vertigineux.
Le 5 janvier 2019, un homme se présente au cabinet de Me Susane. Elle « sut aussitôt qu’elle l’avait déjà rencontré, longtemps auparavant et en lieu dont le souvenir lui revint si précisément, si brutalement qu’elle eut l’impression d’un coup violent porté à son front« . Il s’appelle Gilles Principaux et ne semble pas avoir reconnu, dans celle qu’il sollicite pour défendre sa femme accusée d’un triple infanticide, la petite fille de dix ans qu’il avait ensorcelée le temps d’un après-midi enchanteur dans une maison bourgeoise de Bordeaux où sa mère était venue faire le ménage. « Pourquoi, persuadée de revoir, 32 ans plus tard, quelqu’un qui l’avait ravie, avait-elle eu l’impression qu’on voulait la tuer? »
Le ton est donné. Mystérieux, dissonant, étrange. Aussi glissant et brumeux que l’hiver qui fige le décor et rend chaque déplacement incertain. Célibataire au physique robuste mais sans charme, Me Susane (on ne connaîtra pas son prénom) s’est hissée socialement mais n’en tire ni fierté ni même confiance en soi. Elle vit sous la coupe d’un sentiment d’imposture et d’incompréhension. Notamment parce que son désir de bien faire ne lui vaut pas la reconnaissance à laquelle elle aspire. Ainsi de Sharon, la sans-papiers mauricienne qu’elle a engagée comme aide ménagère par militantisme et qui lui témoigne méfiance sinon hostilité, comme si elle percevait quelque chose de faux dans le comportement de Me Susane. Ainsi aussi de ses parents, couple modeste originaire de La Réole, petite ville de Gironde, protecteurs mais « si peu clairvoyants« . Au point qu’elle s’est sentie obligée de « leur mentir ou, tout au moins, de leur présenter une version séduisante de son existence, du monde en général, pour leur éviter la douleur de la vérité« .
Stupeur et tremblements
Ainsi encore de ce Principaux, dont la visite repeint le passé d’une sourde et entêtante mélancolie, entachée toutefois du soupçon sur ce qui s’est réellement passé cet après-midi-là. « Qui était pour elle, Gilles Principaux? », se demande Me Susane en boucle avec une pointe d’angoisse. Elle butte sur sa mémoire comme sur les motivations de cet homme à aider la mère criminelle de ses enfants. Grandeur d’âme ou culpabilité rétrospective? Car Charlyne, du fond de sa prison, dresse de son mari un portrait glaçant, confiant de mauvaise grâce à l’avocate qu’elle n’a aucun grief contre lui tout en avouant « se crisper quand je l’entendais rentrer le soir, à redouter ses critiques doucereuses et ses positions très fermes quant à l’éducation de nos enfants et notre mode de vie« . Une torture à petit feu qui pourrait bien expliquer son geste funeste. Mais ce n’est qu’une hypothèse car Marie NDiaye se garde bien de tout simplisme. Rien n’est noir ou blanc. Tout est déséquilibre. Comme l’est également cette prose sinueuse et contorsionniste qui ensorcelle un récit dialoguant en permanence avec l’indicible. Si on n’échappe pas à sa propre étrangeté, on peut au moins s’éviter de s’encombrer des démons des autres. C’est ce que suggère cet autre client qui s’entête à changer de nom pour effacer l’infamie du négrier qui l’a porté jadis. Du grand art.
La vengeance m’appartient
De Marie NDiaye, éditions Gallimard, 240 pages. ****
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