Suite et fin de la « Outline Trilogy ». Après Disent-ils et Transit, Rachel Cusk perpétue le même délicieux trouble.
Dans Harry dans tous ses états de Woody Allen, le regretté Robin Williams campe un acteur soudain devenu flou -sur le plateau, la caméra a beau faire le point, on distingue les contours de son corps, mais son être demeure indistinct. Pour décrire ce que l’on ressent à l’égard du personnage de Faye, l’héroïne de cette « Outline Trilogy » débutée par Rachel Cusk en 2014 (2016 en français), il suffit en fait de jeter un oeil à la couverture française de Kudos: la photo d’une silhouette féminine vaporeuse que l’on devine perdue dans ses pensées, le regard vers l’océan… Comme dans Disent-ils (Outline en version originale) puis Transit, Faye est là sans y être. Elle est à la fois le personnage principal et la narratrice, mais on n’en saura que très peu sur elle et son histoire -il n’y a d’ailleurs, dans ces trois romans, pas véritablement d’intrigue.
Dès la fin des années 90, après quelques romans « normaux », l’autrice publie des essais sur la maternité ou plus tard sur son divorce. Un travail vivement critiqué par certains. « Cela m’a pris du temps de réaliser que le dispositif des mémoires fonctionnait mal. Je me suis rendu compte que si vous vous prenez comme exemple, on vous considère comme une exception », dit-elle à Time Magazine en 2018. « J’avais très envie de trouver une nouvelle forme qui serait moins conflictuelle. » Cusk s’aventure alors, à partir de Disent-ils, dans une sorte d’autofiction déviante. Car ce n’est pas un scoop: Faye, autrice, mère de deux enfants, divorcée puis remariée, c’est Rachel Cusk.
Pour le lecteur, c’est assez déroutant au début: l’écriture est fine et précise, mais paraît froide, clinique; Cusk -Faye en tout cas- semble distante. Ils ne sont pas si nombreux, les auteurs actuels qui tentent, expérimentent. Mais c’est une véritable expérience de lecture que la Canadienne propose (et conclut ici) avec cette trilogie.
Dans Kudos, Faye est cette fois conviée à un festival littéraire dans un endroit que Cusk ne décrit que vaguement là encore -on met une pièce sur Lisbonne. Comme dans ses deux livres précédents, les personnes qu’elle rencontre sont particulièrement promptes à s’épancher sur leur vie, leurs tracas. Ici, donc, ce sont principalement des acteurs du milieu littéraire. Son voisin dans l’avion s’interroge sur l’amour qu’il porte à son chien à rebours de l’incompréhension qu’il éprouve à l’égard de sa fille, son éditeur théorise sur « le mariage commerce et littérature », un guide l’interpelle sur l’influence des parents sur les passions de leurs enfants, etc.
Une fois encore, on est troublé, la neutralité de la narratrice devient touchante. Comme Faye imagine-t-on, on se questionne, encore et encore, sur nos propres interrogations et, comme souvent dans l’idée qu’on se fait de l’art avec un grand A, pas moins que sur le sens de la vie.
Kudos
De Rachel Cusk, éditions de l’Olivier, traduit de l’anglais par Cyrielle Ayakatsikas, 208 pages. ****
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