[le livre de la semaine] Des hommes dans ma situation, de Per Petterson: tout à reconstruire
Dans une chronique douce-amère tamisant passé et présent, le Norvégien Per Petterson excelle dans l’éphéméride des liens défaits.
Lors de situations précises, par exemple après certaines ruptures, le lit peut devenir un endroit problématique… « La Mazda 929, modèle 1979, version break, était une voiture assez spacieuse. On pouvait rabattre la banquette arrière vers l’avant, et les sièges avant vers l’arrière. » Suite au départ de sa compagne Turid, partie s’installer avec leurs trois filles dans un pavillon mitoyen de Skjetten, l’écrivain Arvid Jansen se replie dans sa voiture, pas seulement pour dormir, pour se balader aussi. Les premiers mois, il peut encore voir Vigdis, Tine et Tone, un week-end sur deux. Ensuite, ça se complique, on verra pourquoi. « Qu’est-ce que tu fais, papa, quand tu n’es pas avec nous? » Quittant sa machine à écrire pour se mêler à la vie, s’en dépatouiller, Arvid s’égare dans les forêts où il a grandi, trace la route jusqu’en Suède, fréquente les bars. Où il est le premier surpris des progrès avec lesquels il aborde les femmes, souvent de manière très directe: – Qu’est-ce qui vous est arrivé de mieux dans votre vie? Vous étiez triste quand vous étiez jeune?
« Et il me fallait lire. Sinon j’étais fichu »
Comment on s’abandonne à l’autre? Et si on n’en était pas tous capable? « Cela durait depuis un moment, je ne voyais aucune issue, j’étais incapable de réfléchir, insensible aux caresses. » S’aventurant avec un tact remarquable jusqu’à la pointe de la mélancolie, Per Petterson renoue avec son double romanesque (Dans le sillage, Maudit soit le fleuve du temps). Outre le métier d’écrivain « un peu connu », les deux hommes partagent un drame personnel: l’ancien libraire a perdu ses parents et deux frères, disparus en mer en 1990 dans l’incendie d’un ferry. Se poursuit l’errance d’un homme de 38 ans, hanté par le deuil, égrenant l’éphéméride d’une tristesse, les mois du calendrier battus au vent, une année de rupture. Pour mesurer la profondeur d’un deuil, oubliez les instruments de mesure ou, à la limite, une symphonie de Mahler: « Pour moi, la plus grande était la cinquième, avec sa marche funèbre et son quatrième mouvement ample et paisible aux soudains accès de mélancolie. » Comment apprivoiser le passé, la vie dans tous ses balbutiements, ses basculements sur le bas-côté? Balloté dans la Mazda, c’est un automne froid, début des années 90, le premier sans Turid. Où le paysage nordique n’a bientôt plus de secret: sur le sens profond des paroles qu’on échange, les souvenirs de baisers volés, les disques et les livres comme seuls vrais amis intimes, la vie qui rétrécit. On monte le son de l’autoradio: « The love you take is equal to the love you make, chantent les Beatles; c’est le dernier vers de la dernière chanson qu’ils ont enregistrée. »
Des hommes dans ma situation
De Per Petterson, éditions Gallimard, traduit du norvégien par Terje Sinding, 304 pages. ****
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