Critique | Livres

[le livre de la semaine] Cave, de Thomas Clerc: cet obscur objet du désir

© Francesca Mantovani / éditions Gallimard
Fabrice Delmeire Journaliste

Confrontant le marché de dupes des injonctions à l’amour, Thomas Clerc développe une politique de la chambre à coucher à l’écriture sensuelle.

« Le mélodrame et le porno sont les deux seuls genres qui nécessitent un mouchoir. » Après la description méthodique de son appartement (Intérieur), l’essayiste et performeur Thomas Clerc s’engouffre à la cave. Dans les recoins de cette pièce cachée, l’écrivain découvre un passage secret. Débouchant dans une salle de spectacle où se déverse un flux d’images, il se soumet en spectateur, tel Alex d’ Orange Mécanique, les yeux grand ouverts sur son secret: « Je souffre de pénurie. (…) je me retiens du sexe, mais le sexe me taraude. » Dans une mise en scène sophistiquée qui rappelle les films récents de Leos Carax (Annette et Holy Motors), cinéma et théâtre s’imbriquent comme un couple amateur dans un « four de pénombre » niché à l’ombre de la morale. La littérature s’incarne alors sous forme de porno mental, la conversion du verbe en chair, une fiction qui n’en est pas tout à fait une, où ce livre chausse-trappe explore les galeries les plus souterraines de la psyché, son désordre. Préférant redire son mal pour l’augmenter, comme on agace une dent malade, Clerc cherche à épuiser son sujet -cet obscur objet du désir, sa torture. « Le harcèlement sexuel, c’est le harcèlement produit par le sexe. »

Ma vie sexuelle, comment je me suis disputé

Fouissant inconscient et imaginaire, Thomas Clerc joue avec les tailles de caractères, gratte les strates de pensées refoulées, effeuille la fresque de ses graffitis les plus intimes. Obsédé à la fois par Edward Hopper, Romy Schneider ou une gorge profonde dans la bouche pulpeuse de l’actrice porno Mia Khalifa, on passe de l’un(e) à l’autre, de Barthes à Despentes, de Rohmer à Romero. Dans cette descente aux enfers, scandée par les injonctions à l’amour, des inégalités se font jour: créant des riches et des pauvres, le sexe est d’abord ce qui se refuse. « Tout le monde veut lécher des vedettes; mais une vedette est inaccessible, elle appartient à une industrie. » Et l’auteur de réaliser qu’il demeurera peut-être ce cave -ce « ringard » de l’argot populaire- un non-initié qui n’y entrave que dalle. « On parle toujours des dominés, rarement des démunis. (…) Je dramatise le sexe comme plus personne aujourd’hui. » Du reste, l’idée du sexe l’excite plus que l’acte lui-même, si pauvre en regard du spectacle promis par la pornographie: « L’érotisme est lent et le porno rapide, le porno professionnel et l’amour maladroit. » Comment fait-on pour garder la main, préserver nos chances? Scrutant les jeux de dupes des corps impatients, arpentant le purgatoire de l’abstinence et de la frustration, Thomas Clerc signe un traité caverneux, tourbillon sensé et sensible, où la sexualité est envisagée comme un paysage d’exception. « Faire l’amour en étant amoureux paraît à présent aussi inaccessible que de découvrir une île. »

Cave

Récit. De Thomas Clerc, éditions L’Arbalète/Gallimard, 288 pages. ****

[le livre de la semaine] Cave, de Thomas Clerc: cet obscur objet du désir

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