Critique | Livres

[Le livre de la semaine] Algèbre, de Yan Pradeau

Yan Pradeau © DR
François Perrin Journaliste

Auteur d’un premier roman biographique sur un type de personnage que les lettrés adorent en général détester, Yan Pradeau réconcilie chiffres et lettres.

Admettons-le une bonne fois pour toutes: lecteurs et écrivains devraient urgemment se réconcilier avec les matheux. Et inversement. L’auteur de ce premier roman, artiste touche-à-tout que cette ouverture d’esprit n’empêche aucunement d’enseigner par ailleurs l’art des chiffres aux minots, le prouve ici mieux que personne: il s’est en effet attaqué, dans un court, incisif et stylistiquement imbattable roman, à ce génial sale gosse de l’académisme que fut Alexandre Grothendieck, théoricien surpuissant (et donc ingérable) de la mathématique d’après-guerre. Inépuisable machine à penser, imperméable à la petite échelle -« il ne connaît pas le nom du Premier ministre »– comme aux prérequis des bons élèves. Caricaturé doux-dingue sur ces dernières années, tant il est toujours plus simple de considérer celui qui dédaigne honneurs et flonflons comme cinglé plutôt que pur, ce descendant direct, par ses parents, de toute l’histoire du XXe siècle -Russie, Allemagne, Espagne, France, quasiment dans l’ordre-, demeure encore aujourd’hui un mystère insaisissable. Poète opiniâtre dans son approche du Grand Tout, le bonhomme n’a jamais rien respecté, et surtout pas les arrangements de corridors propres à n’importe quelle profession de prestige. Il sema donc sans coup férir des fragments dynamiques et révolutionnaires de pensée mathématique dont la plupart semblent avoir germé depuis dans les officines constituées. Les résidus de son héritage -ceux dont il n’a pas fait désespérant autodafé sur ses derniers jours, en triste célébration de ses propres désillusions quant à sa capacité à se trouver héritier- sont désormais gardés jalousement, comme des hiéroglyphes blindés de promesses, par des Champollion tapant du pied en attendant la découverte de leur pierre de Rosette.

Quête de l’absolu

[Le livre de la semaine] Algèbre, de Yan Pradeau

Pour narrer, par le menu, les « éléments » de la vie tumultueuse, anarchiste autant que visionnaire, de ce « créateur de théories surplombantes » comme de celles de ses épatants et malheureux géniteurs, Yan Pradeau a mené un travail de documentation poussé. Pour autant, conscient que le contenu des perles mentales dudit serait inaccessible au plus grand nombre (voire le demeure même pour les plus érudits), il le relate au moyen d’une écriture d’une élégance totale, rendant en cela un hommage absolu à son personnage, auteur d’ailleurs de cette phrase à se rouler par terre de vérité: « La réalité mathématique est invisible parce que nous ne possédons pas de mots pour la nommer. Mon travail est avant tout une création de langage. » Comme l’illustre à merveille cette citation, si celui qu’on appelait « Shourik » fut un mathématicien de premier ordre, il le fut précisément plus par cousinage stellaire avec le génie d’un Rimbaud que par vague ressemblance avec un laborieux galérien des équations à 18 inconnues: l’absolu que le poète tenta d’atteindre en réinventant la synesthésie de son mentor Verlaine, Grothendieck le convoita en rejetant comme la peste toute idée de subdivision de la mathématique en petites chapelles. Au point de décider un beau jour, dégoûté, de se retirer à son tour du tumulte, pour découvrir des décennies avant tout le monde à quel point la question de la survie de l’espèce méritait plus d’efforts que le degré de génuflexion propice au décrochage des médailles.

DE YAN PRADEAU, ÉDITIONS ALLIA, 142 PAGES.

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