Avec Ténèbre, premier roman rongé par la violence coloniale, Paul Kawczak redonne souffle au genre de l’aventure, le choc de la poésie charnelle en plus.
Suite à une altercation violente dans une plantation de caoutchouc en 1887, Léopold II cherche à matérialiser le tracé nord de l’État indépendant du Congo pour éviter un conflit avec la France et l’Angleterre, affamées à l’idée d’accroître leur propre empire. Il charge alors Pierre Claes, géomètre de Bruges, d’effectuer un repérage sur le terrain puis de reporter la nouvelle frontière sur les cartes. Celui qui s’enrôle en 1890, pétri par les conceptions coloniales de l’époque, croit au bien-fondé de sa mission civilisatrice, candide quant à ce qui l’attend dans la touffeur de la jungle. À Léopoldville embarque avec lui Xi Xiao, qui lui a été recommandé comme pouvant faire office de valet de confiance. S’il ne parle pas le français, ce second énigmatique, vrai « homme des deux mondes« , a d’autres compétences: en Chine, il a été formé à l’art minutieux des bourreaux qui tatouent rituellement là où il vont inciser. C’est en conteur sans mots qu’il cajole Claes, extrêmement conscient du rôle indicible et déchirant qu’il a à jouer dans la vie du géomètre pour qui il brûle d’amour. À leurs côtés se trouvent Mpanzu, un Woyo paisible à la peau couverte d’histoires encrées, et Mads Madsen, capitaine inquiet aux yeux de glacier.
À mesure que le Fleur de Bruges se fraie un passage sur la rivière Ubangi, la malaria progresse dans l’organisme du jeune Belge, faisant galoper sa fièvre et sa mélancolie rageuse par-delà les frontières de la raison. Nous arrivent, morcelés, des pans de son passé et de celui, vicié et souvent lâche, de son compatriote Vanderdorpe, médecin aux passions fluctuantes lié aux poètes de son temps, dont Verlaine et Baudelaire. Que peut-il arriver lorsque le puzzle sera complet, lorsque tous ces destins entreront en collision?
Si Joseph Conrad et son Coeur des ténèbres sont ici salués en lisière, par l’intermédiaire du titre, d’un coffret mystérieux marqué d’un idéogramme et d’un décor commun dans lequel le Mal, héritage retors, ne cesse plus de se propager, les échos nous semblent tout aussi possibles du côté de Conrad Detrez (L’Herbe à brûler, Prix Renaudot 1978). Que ce soit dans la puissance d’évocation hallucinatoire comme dans les coups de fouet prégnants contre les instances ancrées dans leurs positions grâce à la violence (réelle ou symbolique), Ténèbre est un objet littéraire vénéneux, une boîte de Pandore qui place Paul Kawczak haut sur la liste des promesses à suivre. Pour peu que vous acceptiez qu’il n’existe pas d’antidote de sevrage à ce genre de fascinante charge virale, succombez!
Ténèbre
De Paul Kawczak, éditions La Peuplade, 320 pages.
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