Critique | Livres

Le bien-être selon Nathan Hill ou l’autopsie d’un couple

4,5 / 5
Nathan Hill, auteur Gallimard

Nathan Hill, Gallimard

Bien-être

688 pages

4,5 / 5
Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Avec malice et habileté, Nathan Hill explore les spasmes d’un couple de la middle-class américaine confronté à l’usure du temps, aux désillusions et au cynisme de l’époque. Brillant.

Jack et Elizabeth, il a suffi d’une étincelle. Dans le Chicago bohème du début des années 90, leur histoire d’amour démarre sur les chapeaux de roues. Elle, l’étudiante en psychologie timide qui a coupé les ponts avec sa riche famille, est séduite instantanément par ce photographe rebelle à la colle avec la scène rock locale. Lui, le rural complexé par ses origines modestes, n’en revient pas de plaire à cette intellectuelle aux goûts raffinés. Comme tous les Roméo et Juliette de la Terre, ils sont persuadés que rien ne pourra rompre le charme de leur union.

Vingt ans plus tard pourtant, l’idylle a du plomb dans l’aile. Le couple s’est embourgeoisé, à l’unisson d’un quartier qui a troqué ses bars crasseux contre des boutiques franchisées. L’amertume a rongé les fils d’une relation qui s’est enlisée dans les petites compromissions. Et la perspective de prendre les rênes de son destin s’est heurtée à une forme cruelle de déterminisme.

Enseignant blasé et précaire dans une université privée, Jack est perpétuellement tiraillé entre « la version séduisante de celui qu’il serait demain et la version rustre de son moi hérité du passé ». Le passé, c’est l’enfant otage d’une mère sadique et qui porte sur la conscience la mort accidentelle de sa sœur, jeune fille solaire. Le moi fantasmé et potentiellement avorté, c’est celui qui, « après avoir digéré assez de Derrida« , après avoir tout vu, tout lu, serait devenu « un artiste reconnu, exposé dans des galeries, couvert d’éloges par la critique ».

Mythes et réalités

Pendant que Jack rumine et tente par tous les moyens -même les plus improbables comme le Système, une IA qui « mesure » les sentiments- de réveiller le cadavre de son mariage, Elizabeth se débat de son côté avec ses propres névroses. De mère pas à la hauteur des besoins de Toby, leur fils difficile. D’adulte hantée par les traumas d’une enfance sous cloche, au point de s‘accrocher à la moindre certitude, cette « façon d’éviter de vivre ». De dirigeante d’un institut médical qui ne s’embarrasse pas d’éthique pour refiler des placebos à sa clientèle. Une sacrée trouvaille narrative, étayée par une solide documentation scientifique comme toutes les passionnantes digressions -sur les origines des algorithmes, sur l’Histoire du capitalisme…- qui jalonnent ce portrait à charge de l’Amérique. Et une parfaite allégorie des histoires qu’on se raconte et des vérités parallèles qui gangrènent nos existences.

À son affaire avec cette riche et complexe matière humaine qu’il dissèque patiemment, l’auteur du déjà très remarqué Les Fantômes du vieux pays (2017) convoque autant Virginia Woolf pour la finesse psychologique de son étude de caractères qu’un T.C. Boyle pour l’art de débusquer l’ironie tapie sous les grandes manœuvres du monde. En découle une foisonnante fresque mélancolique de 700 pages qui se déguste en se léchant les doigts tellement elle semble parler à chacune de nos fibres existentielles. Et qui renouvelle l’air de rien le motif littéraire un peu usé de la comédie humaine. Le roman est mort, vive le roman!

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