Laure Adler publie un livre d’entretiens avec Anne Teresa De Keersmaeker: «La danse a été une forme de libération féministe»

Laure Adler a suivi pendant deux ans le travail de la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker, en Belgique et à l’étranger. © Getty Images
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Pendant deux ans, la journaliste et productrice française Laure Adler a suivi le travail de la chorégraphe belge Anne Teresa De Keersmaeker, en Belgique et à l’étranger. Elle a assisté à la vie quotidienne de sa compagnie, Rosas, et de son école, Parts, situées toutes deux à Forest, et elle a mené avec elle une série d’entretiens. Le résultat de ces échanges, intitulé Quand elle danse (lire par ailleurs), paraît au moment de la création d’un nouveau spectacle dans lequel la danseuse apparaît en duo avec Solal Mariotte, jeune breaker passé par Parts: Brel.

Vous commencez la préface du livre par votre découverte d’Anne Teresa De Keersmaeker, dans son solo Violin Phase, créé en 1981. Ça semble très clair dans votre esprit. Qu’est-ce qui vous avait frappée à l’époque?

La pureté. La simplicité. L’émotion. C’était dans la lignée de Pina Bausch, mais c’était quand même différent. C’était un renouvellement, tout en étant fidèle à des principes d’une danse ultracontemporaine et très intellectuelle.

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Vous écrivez d’ailleurs qu’on prend souvent Anne Teresa De Keersmaeker pour «une intello de la danse». C’est aussi votre avis?

Je trouve qu’il y a toujours beaucoup à penser dans la danse contemporaine en général, mais plus particulièrement dans certaines esthétiques qui essaient de se dépouiller de toute illustration. Et par exemple dans les créations d’Anne Teresa De Keersmaeker.

Quel a été le déclencheur de ce livre?

Ça a été un concours de circonstances. Je l’avais interviewée il y a longtemps. Elle était très, très taiseuse. Elle n’aimait pas les interviews. Et puis, petit à petit, ça s’est passé un peu mieux. Elle a fait des résidences assez longues dans plusieurs institutions parisiennes, notamment au Centre Pompidou puis, plus récemment, au Louvre. J’ai pu voir son travail dans le temps, en profondeur. Une mécène belge, Sophie Le Clercq, qui organise des résidences d’artistes dans le sud de la France, m’a demandé de faire un entretien chez elle lors d’une résidence d’Anne Teresa. J’appréhendais beaucoup cet entretien mais il s’est très bien passé. Je me suis dit que ce serait bien de le mettre par écrit, mais personne ne l’avait enregistré. Sigrid Bousset (NDLR: écrivaine et coordonnatrice de la fondation d’Anne Teresa De Keersmaeker) m’a proposé d’organiser une nouvelle rencontre avec elle, parce qu’il y avait peut-être quelque chose à faire ensemble. Donc, ça a commencé il y a 20 ans, mais ça s’est fait réellement il y a deux ans.

Vous avez suivi son travail pendant deux années. Cette durée avait-elle été fixée au préalable?

Non, on ne savait pas vers quoi on allait. Ce que je voulais, c’était assister à la genèse d’au moins deux ou trois créations. On s’est adaptées à sa créativité.

Quels ont été les moments les plus marquants de ces deux ans?

Tous les moments l’ont été parce qu’assister à la création d’une œuvre, aux différents éléments qui vont s’agencer plus tard, passer des heures immobile et silencieuse à la regarder travailler, c’est vraiment quelque chose d’exceptionnel. Evidemment, il y a l’émotion de la première, l’accueil du public, mais c’est aussi dans la banalité du quotidien. Ce qui me paraît le plus intéressant, c’est la genèse un peu laborieuse, un peu lente, le tâtonnement.

Le thème du doute revient à plusieurs moments dans le livre. Est-ce propre à elle ou commun à tous les artistes?

Je pense que c’est propre à tous les artistes. Mais c’est vrai que quand on est chorégraphe, ça prend d’autres dimensions parce qu’il faut maîtriser l’espace, le cadre, le territoire, le corps, etc. Il y a des artistes qui doutent moins que d’autres, mais chez Anne Teresa, oui, c’est un tâtonnement permanent. Parce qu’elle essaie des multiplicités de choses. Quand on voit un de ses spectacles, on est ébloui et on n’imagine pas le travail qu’il y a en amont.

Anne Teresa De Keersmaeker et Solal Mariotte

Vous avez écrit déjà beaucoup d’ouvrages sur des femmes artistes, que ce soit des biographies ou des livres d’entretiens: sur Angélica Liddell, Emma Dante, Charlotte Perriand, Agnès Varda… En quoi Anne Teresa De Keersmaeker leur ressemble-t-elle et en quoi est-elle différente?

Anne Teresa est très profonde, très intellectuelle et très attirée en même temps par la marche, les pieds dans le sol, la terre, l’écologie. Elle est tout ça en même temps. Ça fait d’elle une personnalité très attachante.

Quand elle danse revient aussi plusieurs fois sur ses racines familiales, liées au monde agricole. C’est un aspect que vous avez découvert pendant ces entretiens?

Oui, je ne connaissais pas cette facette-là, mais c’est ça aussi, sa personnalité. J’ai eu la chance d’aller dans sa maison, de marcher des heures et des heures avec elle. Elle a des chevaux de trait, elle cultive la terre, elle a les mains dans la terre.

On a parfois l’impression que sa danse est très abstraite, mathématique, mais elle est aussi organique, liée au vivant.

Exactement. Elle est liée au poids du corps sur la terre. Le pas. La marche. L’immobilité sur le sol. La texture du sol. Anne Teresa est un peu géographe. Elle connaît bien la nature des sous-sols, l’hydrologie, la géographie. Elle a une vaste connaissance scientifique.

«Quand, comme elle, on est une femme et qu’on veut créer à la fois une compagnie, un répertoire, une reconnaissance internationale, le travail est tout, le travail a été la boussole. Et pour moi aussi.»

Vous abordez avec elle le moment où elle a été accusée anonymement par des collaborateurs de sa compagnie de «remarques blessantes», «harcèlement subtil» et de «comportement autoritaire et imprévisible», dans un article du Standaard paru en juin 2024. Elle a présenté ses excuses publiquement quelques mois plus tard. C’était important de ne pas occulter cela?

Oui, c’était nécessaire de l’aborder, même si c’était compliqué de lui parler de cela. Elle disait qu’elle ne voulait pas s’y dérober, mais en même temps ça la mettait dans tous ses états. Je pense qu’il y a là un problème de génération et de définition de l’artiste. Un problème intellectuel et en même temps artistique. Moi, je comprends que les jeunes générations –et ce n’est pas spécifique à l’art et la culture– ne veulent plus se laisser absorber par le monde du travail, parce qu’elles considèrent que le travail ne doit pas prendre la majorité du temps, ni temporellement ni psychiquement.

Moi-même, j’ai deux filles qui sont jeunes et qui éprouvent ça. Je pense que ces générations ont raison par rapport à la mienne et par rapport à celle d’Anne Teresa. Quand, comme elle, on est une femme et qu’on veut créer à la fois une compagnie, un répertoire, une reconnaissance internationale, le travail est tout, le travail a été la boussole. Pour moi aussi, qui suis plus vieille qu’elle. Mon travail –qui n’était pas du tout aussi artistique que le sien– était aussi mon instrument d’émancipation, d’égalité et d’indépendance face aux hommes, d’accomplissement de moi-même.

Par rapport à ça, par rapport à la définition même de l’importance donnée au travail dans nos vies respectives, je pense qu’il y a une véritable révolution qui s’est opérée. Et je pense que les jeunes ont raison. Quand vous dirigez une troupe artistique, que ce soit dans la danse ou le théâtre, vous demandez beaucoup aux autres. Je trouve ça extrêmement positif que les jeunes n’acceptent plus cette espèce de dévoration d’eux-mêmes. Mais on n’empêchera pas certains artistes, plus inquiets ou plus chercheurs dans l’âme, comme Anne Teresa, de continuer pour elle-même, à chercher et à travailler tout le temps, et à se sauver par le travail parce qu’elle en a besoin. Moi aussi, malgré l’âge de la retraite, j’en ai encore besoin. Parce que c’est un rapport à la vie, à l’apprentissage, au questionnement de soi-même qui passe par là. Sachant aussi que nous sommes privilégiées par rapport à des gens qui ont eu des vies très abîmées par le travail qu’on leur a demandé.

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Sur la question de l’émancipation, la danse semble être un champ où beaucoup de femmes ont pu se faire une place, être reconnues, en comparaison aux autres formes d’art. Avez-vous une explication à ça?

Anne Teresa a une explication qui me paraît assez plausible: elle dit que la danse a été une forme de libération féministe pour des tas de chorégraphes femmes parce qu’elles ont pensé l’espace, le corps et l’intimité comme politiques. Comme étant par essence politiques. L’intime est politique, c’est ce qu’on disait déjà au début du MLF (NDLR: Mouvement de libération des femmes, né notamment dans le sillage de Mai 68 et des luttes pour le droit à la contraception et à l’avortement). Les hommes nous ont laissé, à nous les femmes, un peu ce domaine-là. Il y a d’immenses chorégraphes hommes, évidemment, mais ils ne nous ont pas empêchées d’y aller. Et beaucoup de femmes ont été très courageuses, à la fois esthétiquement et intellectuellement.

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Anne Teresa De Keersmaeker est-elle une artiste qui vous semble très belge?

Oui. La belgitude est un supplément d’âme dans la création artistique contemporaine, que ce soit dans le théâtre, l’opéra, la danse et aussi dans une certaine littérature. Cet atout que vous avez, vient-il de la confluence de plusieurs langues? De l’absorption et de l’importance du paysage? De l’importance de la terre? Je ne sais pas d’où ça vient, mais vous êtes extrêmement profonds. Anne Teresa a un rapport à la terre, aux paysages, à l’importance de la nature, à la beauté du monde, au futur et à l’avenir de la Terre. Evidemment, il y a des Français qui sont aussi écolos, mais chez les Belges, c’est très particulier.

Vous avez notamment pu assister à la genèse du spectacle Brel, qui sera créé le 18 juin au Concertgebouw de Bruges et présenté notamment au festival d’Avignon. Est-ce un thème surprenant?

Oui, c’est surprenant. Brel est une revisitation de son enfance et de son répertoire, sans être un spectacle nostalgique. C’est un questionnement sur ce que ça veut dire être belge aujourd’hui. Je n’ai pas vu de répétition depuis un an mais j’aimerais continuer à suivre Anne Teresa, parce que la voir travailler m’intéresse beaucoup, par rapport à son esprit de recherche et sa rigueur. Ça m’apporte beaucoup.


Brel. Du 18 au 20 juin au Concertgebouw, à Bruges, du 6 au 20 juillet au festival d’Avignon, les 27 et 28 août à l’Intime Festival, à Namur, du 26 au 29 novembre à De Singel, à Anvers, du 7 au 19 janvier 2026 au Théâtre National, à Bruxelles.

Entretiens

Quand elle danse

Anne Teresa De Keersmaeker – Entretiens avec Laure Adler, Seuil, 224 pages.3,5/5C’est un livre en spirale, motif récurrent dans l’œuvre d’Anne Teresa De Keersmaeker. Suivant le fil chronologique des échanges entre la chorégraphe et Laure Adler, les thèmes reviennent et se creusent de plus en plus profondément à chaque temps de la discussion: les racines familiales, la beauté et la cruauté de la nature, l’inquiétude face aux désastres écologiques en cours, la danse comme moteur de la vie, la question de la transmission. On y évoque entre autres Maurice Béjart, Pina Bausch et Arno. Après 65 spectacles et 45 ans de travail, Quand elle danse dresse le bilan provisoire d’une carrière intense, riche de succès internationaux, sans pour autant éluder les moments difficiles, les doutes, les difficultés managériales. Un livre pour mieux saisir la femme derrière l’artiste et pour comprendre, aussi, pourquoi nous aimons regarder les danseurs et danser nous-mêmes.

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