Critique | Livres

“La famille, c’est souvent ce qu’il y a de pire”, selon Long Island de Colm Toíbín

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Colm Toíbín © Reynaldo Rivera

Colm Toíbín, Grasset

Long Island

400 pages

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Fabrice Delmeire Journaliste

Entre exil et retrouvailles amoureuses, Colm Toíbín, le maître de l’intimité émotionnelle renoue avec l’héroïne émancipée de Brooklyn. Grand style et art de vivre.

Long Island, années 70. Eilis Lacey reçoit la visite d’un inconnu lui annonçant les infidélités de son mari. Non loin de chez eux, une femme est enceinte dudit Tony. « Alors dès que le bâtard sera né je l’amènerai ici. » Si l’intéressé confesse à demi-mot, il se mure ensuite dans le silence. Refusant de devoir élever l’enfant d’une autre, Eilis sort de sa réserve coutumière pour confronter l’époux volage mais se heurte à la fratrie italienne qui fait front. Il a été décidé que la mère de Tony prendrait l’enfant, que le bébé serait adopté… Et qu’Eilis n’y trouverait rien à redire. Profitant de l’anniversaire de sa mère, celle-ci annonce son départ pour l’Irlande avec ses deux ados. Sans promesse de retour, son voyage signe un ultimatum. Au pays, à Enniscorthy, elle retrouve Jim Farrell, dont elle fut éprise avant son départ pour les États-Unis, il y a plus de 20 ans. Le patron de pub est sur le point d’annoncer ses fiançailles avec Nancy, veuve de 46 ans et ancienne meilleure amie d’Eilis… Mais les retrouvailles ravivent les braises d’une passion contrariée.

Retour aux sources

Dans Le Magicien, Colm Toíbín se glissait brillamment dans l’ombre de Thomas Mann, géant effacé arpentant son destin de gloire comme un long chemin d’exil. Un thème qui parcourt tous ses livres, où les vicissitudes du déracinement se déploient en toile de fond. Renouant avec l’héroïne de Brooklyn (son best-seller de 2009), l’Irlandais revient sur ses terres du comté de Wexford, à l’époque de sa jeunesse. Il n’est pas nécessaire d’avoir lu ces premières aventures pour goûter à l’envoûtement que prodigue ce portrait de femme déterminée, tiraillée entre deux continents. Car chez ce virtuose de l’introspection, toute la place est laissée aux personnages, sans les juger, accordant à chacun une égale attention. Déjeuner dominical à couteux tirés, choix cornélien d’une robe dans une boutique de luxe ou balade en bord de mer, l’auteur de The Master fait partout surgir un feuilleton foisonnant.

Tout son talent converge ainsi au cœur des infinies variations de la psyché, avec en point d’orgue les atermoiements de la pudeur. Subtil, son art soupèse le poids des non-dits et des convenances, l’étouffement de la gangue familiale, et calligraphie les attentes urticantes comme les silences qui en disent long. « La famille, c’est souvent ce qu’il y a de pire. » Une scène de mariage, vécue par les yeux de chaque protagoniste, constitue un des temps forts du livre. La maestria de la mise en scène évoque l’ouverture homérique de The Deer Hunter (Voyage au bout de l’enfer) de Michael Cimino. Le coup de coude y est pointu, l’humour matois. Emberlificotée dans le grand filet familial, la vie est là, simplement. Au cœur de ce roman d’amour palpitent une savoureuse étude de mœurs et un portrait de femme remarquable, l’indépendance d’esprit chevillée au corps.

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