Rares sont les auteurs de bande dessinée qui abordent leur art de manière totale. Chris Ware est un de ceux-là.
Depuis ses débuts, Chris Ware s’est mis du côté des petites gens, orphelins (Jimmy Corrigan, prix du meilleur album à Angoulême en 2003) ou éclopés (Building Stories)… Avec Rusty Brown, il creuse le sillon. Toujours placé du côté du plus faible, de l’angoissé et du peureux, il fait se croiser quelques personnages inadaptés aux règles que la société leur impose. L’école étant le lieu susceptible d’accueillir un large spectre d’individus, c’est là, dans un établissement privé et religieux d’Omaha, Nebraska (ville d’origine de l’auteur) qu’il va planter son décor et faire vivre ses personnages, dont le petit Rusty qui prête son nom au titre de l’album. Gamin blanc de six-sept ans perpétuellement en retrait, il est prompt à fondre en larmes dès la première contrariété et sert surtout de tête de Turc à l’ado grande gueule qu’est Jordan Lint, à qui Ware réserve un chapitre particulièrement réussi où est décrite la vie du sale gamin en une septantaine de pages, de sa naissance à sa mort, chaque page étant une année dans sa vie. On y rencontre également Alison et son petit frère fraîchement arrivés en ville ainsi que Madame Cole, l’institutrice, unique personne noire du bahut. Chris Ware est l’illustrateur de l’ambiance. À travers son dessin, mais également dans les non-dits et les dialogues anodins au premier abord. En quelques échanges, on comprend la solitude de l’institutrice et le racisme omniprésent, le mal-être qui se cache derrière Lint le harceleur et bien sûr, on découvre le monde intérieur de Rusty.
Art total
Ce qui rend l’oeuvre de Chris Ware si particulière, c’est ce soin -maniaque?- qu’il porte à la forme (une superbe brique de plus de 350 pages), influencée par les maquettes et la typo des magazines du début du XXe. Même la couverture est un objet en soi. L’auteur a développé un sens aigu du découpage, empruntant ici au cinéma la méthode du split screen de manière magistrale pour raconter le premier jour d’école et la rencontre de tous les protagonistes. Son génie se révèle également dans les séquences des premières années de la vie de Lint, dans lesquelles il traduit graphiquement la découverte du monde par un nourrisson, le dessin se faisant au fur et à mesure de moins en moins abstrait. Et inversement lorsque Lint, vieil homme devenu confus, est à l’article de la mort. Ce qui excite également Chris Ware, ce sont les décors intérieurs et extérieurs. Il réussit la prouesse de les rendre à la fois schématiques et hyper détaillés en utilisant une perspective axonométrique. Enfin, il n’a pas son pareil pour tisser la toile reliant ses protagonistes, allant jusqu’à les chercher dans d’autres albums et faisant de Rusty Brown, si pas une suite directe de Jimmy Corrigan, dans tous les cas son digne successeur.
Rusty Brown
De Chris Ware, éditions Delcourt, 356 pages. ****(*)
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