Critique | Livres

Kaveh Akbar nous offre Martyr!, un magnifique roman entre Amérique et Iran

4,5 / 5
©Beowulf Sheehan © Beowulf Sheehan

Kaveh Akbar, Gallimard/Scribes

Martyr!

480 pages

4,5 / 5
Anne-Lise Remacle Journaliste

Chœur familial endeuillé et tiraillé par une interrogation sur les fins héroïques, Martyr! impose le poète Kaveh Akbar comme une voix-refuge qui tremble.

Cyrus Shams (avatar avec plus ou moins de masques de l’auteur) est un aspirant poète suicidaire englué dans un job équivoque où il feint d’être un malade en phase terminale pour évaluer l’empathie des étudiants en médecine. Suite à une massive cure de désintox, il espère moins coller toute responsabilité de ses malheurs à l’univers entier. Né à Téhéran mais arrivé tout petit en Indiana avec Ali, son père (assigné à l’élevage de poulets jusqu’à sa mort), Cyrus ne peut plus désormais converser avec sa mère qu’à travers des rêves qu’il scénarise à l’avance, peuplés de figures célèbres comme Lisa Simpson ou Kurt Cobain. Le 3 juillet 1988, peu après sa naissance, sa mère Roya est partie rendre visite à son frère aîné Arash à Dubaï. Dans le contexte de la guerre Iran-Irak, son vol commercial Iran Air 655 a été confondu par l’armée américaine avec un avion de combat F14 et abattu aussitôt, faisant 290 morts. Persuadé qu’elle est décédée de façon absurde et refusant un sort semblable alors qu’il est toujours sur le fil, Cyrus a pour projet un Livre des martyrs, collectant poétiquement des figures dont la fin a compté à plus grande échelle (Jeanne d’Arc, Bobby Sands, Hypatie d’Alexandrie, etc.). Lorsqu’il entend parler d’Orkideh, une artiste iranienne en phase terminale qui, dans sa performance Mort-langue, accueille les visiteurs pour discuter avec eux jusqu’à son trépas, il n’a d’autre choix que de filer à New-York pour affiner l’intention de son livre. Se peut-il qu’elle lui redonne foi en autre chose?

Jusqu’au dernier souffle

Akbar, en conteur cérébral avide de symboles mais jamais déshumanisé, construit son récit comme le miroir légendaire qu’il mentionne, morcelé après avoir voyagé d’Europe en Perse. Chaque tesson (présent ou passé) a sa lumière propre, parfois intense (Cyrus, autodestructeur et conscient de son auto-apitoiement mais habité par le feu de sa mission), parfois voilée (oncle Arash, en choc post-traumatique après avoir été ange-cavalier des soldats décimés; Ali grevé par le chagrin mais décidé à mener son fils jusqu’à une certaine autonomie), parfois trouble (Roya, au seuil de son emkanat -un nouveau champ des possibles). Martyr! maintient un humour et une tendresse frêle par-delà les traumas. En ce sens, l’entité queer affectueuse pas tout à fait définie -« deux chics types qui partagent une couverture« – que forment Cyrus et Zee (son meilleur ami) vient créer du réconfort, comme les rêves philosophiques VIP (notamment celui entre Beethoven Shams -frère fictif- et le basketteur Kareem Abdul-Jabbar). Et si les grands romans de l’Amérique s’écrivaient aussi du côté des protagonistes qu’elle a accueillis avec suspicion? Mis au sol? De ceux dont elle a provoqué la tragédie initiale? Cyrus Shams et Kaveh Akbar en sont la preuve chaotiquement, magnifiquement (sur)vivante.

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