Karen Carpenter: jeûne et jolie
Comment peut-on « peser » 100 millions de disques et mourir d’anorexie? La Disparition de Karen Carpenter de Clovis Goux est autant le récit d’un destin tragique qu’un état des lieux de l’Amérique au coeur des années 70…
Dans un passionnant essai publié dans la collection Rocks d’Actes Sud (dirigée par Bertrand Burgalat), Clovis Goux, journaliste indépendant qui travaille pour Technikart, Lui, L’Obs ou Libé notamment, relate l’anorexie fatale de Karen Carpenter, membre féminin du duo de pop sucrée et romantique qu’elle formait avec son frère Richard -à leur actif, les scies Close to You, Top of the World ou Sing. Une tragédie qui fait office de révélateur d’une Amérique en proie aux doutes dans les années 70, entre guerre du Viêtnam et gueule de bois post-hippie, et dont une partie s’accroche aux valeurs traditionnelles que représentent les Carpenters face à une société en plein bouleversement, dans une atmosphère de fin d’empire.
Peut-on faire un parallèle entre Karen Carpenter qui meurt de ne pas manger et Elvis Presley de trop bouffer?
Certes, mais les deux meurent surtout d’une overdose de célébrité. Karen a autant été victime de l’anorexie que de la célébrité qu’elle n’a pas désirée.
L’anorexie, dans le cas de Karen Carpenter comme d’autres, semble être une arme de libération plus que d’assouvissement?
Je perçois l’anorexie comme une arme de révolte. Karen Carpenter n’avait véritablement pas conscience de ce qu’elle vivait. Elle est dépassée par l’anorexie qui est plus forte qu’elle. Sa famille et la société ont voulu la transformer en marchandise. Afin de se rebeller, inconsciemment, elle a choisi l’anorexie qui est une prise de contrôle totale du corps et du monde de façon mentale. Les anorexiques vivent dans une logique délirante qui leur fait croire qu’ils sont plus forts que la mort, qu’ils peuvent tout contrôler.
Ils jouent les apprentis sorciers et cela se retourne contre eux…
Personne n’est plus fort que la mort. Dans une société qui oppresse les individus, qui les réduit à l’état de marchandise, et c’est le cas des rock stars, certains se révoltent… par l’anorexie dans le cas de Karen.
Les anorexiques ne sont que femmes?
Il existe des cas d’hommes, mais c’est plus rare. Le rapport au corps et à la nourriture est souvent compliqué pour la femme, d’autant que notre société exerce une forte pression sur la beauté de la gent féminine: l’anorexie y est donc plus répandue. Le rôle assigné à Karen Carpenter était celui de soeur, de fille et ensuite de rock star. À travers ces rôles, où était sa propre vérité? Elle l’a vécue à travers son don de chanteuse: Karen est touchée par la grâce, et va se réaliser en tant qu’interprète et à travers l’anorexie.
Elle n’a jamais pu être elle-même?
Non, jamais. Sa vie sentimentale est un échec, l’anorexie lui interdit d’avoir des enfants, l’homme qu’elle épouse subit une vasectomie, sa relation avec son frère est ambiguë…
Elle est trouble même, mais vous n’en parlez pas…
C’est une sorte de non-dit flottant. Ils ne sont pas des jumeaux, pourtant Richard et Karen entretiennent un rapport très fusionnel sans que cela n’aille jamais au-delà. Chez les Carpenter il y a toujours ce parfum d’inceste qui plane. Mais il s’agit juste d’une famille prude dans laquelle une fille doit tenir un rôle déterminé qui ne changera pas, alors que nous sommes à l’époque de la libération de la femme: Karen appartient encore au monde d’avant. Elle est coincée entre celui-là et un présent qui est en ébullition et redéfinit le rôle de chacun. Karen Carpenter reste dans le passé et en meurt…
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Vous décrivez une Amérique sous médicaments…
Je ne suis pas dans l’american bashing. C’est la société que je critique, pas l’Amérique que j’adore, terre de tous les excès. Mais nous vivons la même chose à retardement. Les années 70 sont la décennie d’enterrement de l’euphorie des sixties, époque de créativité musicale où l’on pense que l’on va changer le monde. Dès 69, avec le Viêtnam, Charles Manson, les émeutes de Detroit, on se rend compte que c’est foutu… Les seventies sont des années de dépression avant la crise pétrolière qui combine panade économique et morale. Elles serviront de fondations à la décennie suivante, royaume de l’image et des apparences et qui est le mouroir de la jeunesse dorée que décrit Bret Easton Ellis dans Moins que zéro. Ce livre, sorti au milieu des années 80, a été un choc pour moi, car il décrivait parfaitement la jeunesse dorée, pas seulement américaine.
La maigreur, associée à la pauvreté, est soudain synonyme de richesse?
Un peu comme le bronzage. Ce sont les aléas de la mode: aujourd’hui c’est l’obésité qui est synonyme de pauvreté. Le processus s’est inversé: les pauvres sont ceux qui se nourrissent mal.
Avez-vous découvert l’anorexie de Karen Carpenter via Tunic (Song for Karen) de Sonic Youth?
Oui. Par contre, j’ai découvert les Carpenters au début des années 90, à travers une reprise de Ticket to Ride des Beatles…
Le livre fait naître des images d’Edward Scissorhands, par ce côté pavillonnaire pimpant….
Avec la part d’ombre de cette Amérique pavillonnaire où la pelouse est tondue au millimètre. Que trouve-t-on sous ses apparences? La mort, l’anorexie, l’inceste, tout ce qu’on cache: la dépression, la guerre, la violence… un monde souterrain.
On imagine sans mal la vie de Karen devenir un biopic réalisé par Tim Burton justement…
Todd Haynes a réalisé un moyen métrage qui raconte l’histoire de Karen Carpenter, Superstar, interprété par… des poupées Barbie.
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Clovis Goux, La Disparition de Karen Carpenter, Éditions Actes Sud, 132 pages. ****
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