Justin Torres sort Blackouts: “Il y a une obsession de la jeunesse” dans la société masculine gay

Blackouts, de Justin Torres, a été couronné du National Book Award for Fiction en 2023. © JJ Geiger
Anne-Lise Remacle Journaliste

Avec Blackouts, Justin Torres fait de la transmission intergénérationnelle d’histoires queer silenciées le cœur d’un roman hybride, audacieux et tendre.

Né dans l’État de New York au sein d’une famille pour partie d’origine portoricaine, Justin Torres voit sa trajectoire s’affoler à partir de 2011, à la parution de Vie animale, son premier roman, largement salué. Infusé à la vraie vie mais transfiguré par la fiction, le texte nous permettait d’approcher -y compris à travers la violence parentale- une petite meute de trois frangins jusqu’à l’effritement de leurs liens lorsque le narrateur se découvrait gay à l’adolescence.

Douze ans et une carrière d’enseignant à UCLA plus tard, revoici Torres avec le surprenant Blackouts, conjuguant dialogue d’alcôve, archives cliniques caviardées (afin de redonner dignité à des femmes et d’hommes devenus cas d’étude à cause de leur sexualité jugée déviante) et photographies. Au cœur de cette œuvre énigmatique, il y a le narrateur, un jeune homme de 27 ans en perdition, et à ses côtés, Juan, son aîné, au seuil de la mort. Ce dernier fait promettre à son interlocuteur qu’il reprendra son projet amorcé autour de Jan Gay, une chercheuse lesbienne pionnière qu’il a autrefois côtoyée. Tamisé dans son étrangeté, cultivant un art du dialogue affectueux et nécessaire, Blackouts hypnotise et donne soif de références souterraines. Pas étonnant qu’il ait été couronné du National Book Award for Fiction en 2023 ! Nous avons rencontré l’auteur à à Passa Porta, à Bruxelles, en prélude du Festival America.

Entre Vie animale et Blackouts, douze ans se sont écoulés. Quelle a été l’étincelle qui a déclenché l’écriture de ce nouveau livre?

J’étais libraire chez Modern Times à San Francisco et j’ai découvert un carton de livres abandonnés pour donation. Dedans, il y avait des textes d’auteurs proto-queer comme Jean Genet et l’autrice lesbienne Radclyffe Hall. Mais aussi cette étude clinique de 1941, Sex Variants: A Study of Homosexual Patterns. Cette trouvaille -et par ricochets, celle de la figure de Jan Gay– a été décisive, même ça m’a pris pas mal de temps pour trouver ce que j’allais en faire.

Trouver une forme textuelle spécifique était-il important à vos yeux?

Tout à fait! J’aime bien écrire sous forme de vignettes, c’est mon penchant naturel. J’aime qu’elles soient alignées, que leur mouvement ne soit pas causal mais associatif. Mais je ne voulais évidemment pas réécrire mon premier livre, je voulais intégrer plus du monde au cœur du texte. Il m’a fallu un certain temps pour me rendre compte que cette archive était en réalité la forme. Que plutôt que de tenter de faire quelque chose avec cette matière et de pencher vers une fiction historique autour de Jan Gay, je pouvais façonner un livre qui ressemble à une collection de documents et de moments. Je ne voulais pas que ça ait l’air trop construit, trop parfait. J’ai imaginé quelque chose comme ces couvertures disparates que tricotent les grands-mères avec la laine qui reste des pulls. Un héritage transmis et façonné par amour. Il y a quelque chose aussi qui survient quand on s’immerge dans le passé: j’étais si intensément plongé dans ces archives qu’à un certain point, je ne pouvais plus les maintenir en l’état. Je sentais qu’elles m’échappaient. Je voulais que le lecteur soit lui aussi en position de se demander, en cours de lecture, si ça allait trouver une cohérence ou non. Si tout n’allait pas s’écrouler.

Le décor -le Palace- dans lequel discutent Juan et le narrateur est très singulier, pour partie mouroir ou lieu de soin, pour partie limbes hors du temps. Comment avez-vous décidé que la narration prendrait place dans un tel vortex?

Je suis un admirateur fervent du roman Pedro Páramo de l’auteur mexicain Juan Rulfo. Ce que j’aime tout particulièrement au sujet de ce livre, c’est qu’il soit situé à Comala, qui est une sorte de non-lieu, de village désert, comme un purgatoire. On ne réalise qu’en cours de lecture qu’on est peut-être en enfer ou peut-être dans un espace d’entre-deux. Le Palace est lui aussi une salle d’attente. Je voulais qu’on ne soit pas certain d’être encore dans la réalité.

Le duo formé par Juan et le narrateur est à la fois tendre et taquin. Est-ce qu’à vos yeux, l’amitié entre hommes gays de différentes générations est politique?

Dans notre société, en particulier dans la société masculine gay, on pousse les gens à créer des fractures générationnelles. Il y a une obsession de la jeunesse et une forme de rejet de la prise d’âge et de la sagesse. On n’a le plus souvent pas ces figures grand-parentales avec qui l’échange serait possible parce que les familles queer ne fonctionnent pas de cette façon. Désormais, il y a de l’amélioration à ce sujet, mais pendant des lustres, il fallait vraiment faire un effort pour avoir des contacts avec des gens beaucoup plus âgés. C’est pourtant essentiel parce que c’est comme ça que la culture queer peut aussi se transmettre. Pas juste l’histoire factuelle mais aussi les manières spécifiques comme le fait de se moquer avec humour (le reading, NDLR), le langage parfois à double sens, cette façon d’être en relation qui est parfois érotique sans pour autant que ça soit obligatoire. Juan et le narrateur ont ce lien de soin et d’apprentissage qui nous ramène à Socrate et à cette tradition grecque du dialogue entre générations. L’attirance pour la sagesse a été un motif de réflexion pour moi pendant l’écriture.

Votre livre s’inscrit en écho d’Un désir démesuré d’amitié d’Hélène Giannecchini (Seuil). Elle y explique qu’elle a perçu l’urgence d’écrire autour d’archives queer. Qu’il a fallu qu’une amoureuse lui enseigne les bases (notamment les émeutes de Stonewall, le pourquoi de la Pride) parce que cette connaissance ne va pas de soi, n’est pas enseignée.

Même de façon physique, avec son côté « album de photos alternatif« , son livre ressemble au mien. Ce que j’aime dans l’anecdote que vous évoquez, c’est que fréquemment, ces informations sont transmises de façon intime, pas dans un contexte scolaire. Le toucher, la tendresse sont impliqués -il y a une dimension vraiment douce. D’un côté, on peut ressentir cette frustration et cette colère de n’avoir pas été exposés, dans notre vie de tous les jours et durant notre éducation, à un pan entier de ce qui nous constitue -l’histoire queer, gay, lesbienne. Mais c’est aussi vraiment séduisant de tracer soi-même sa voie d’apprentissage vers ce savoir. À son rythme, selon ses conditions. Ca vous met dans une position particulière de ressentir ce creux, d’être convaincu que quelque chose vous manque. Ca vous donne l’impulsion de sortir de la norme, de structures qui ne vous correspondent pas, de vous élever spirituellement et de trouver votre famille choisie.

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