Après avoir impressionné public et critique avec son premier roman, Anthony Passeron poursuit son exploration du territoire et de la masculinité dans Jacky, à travers le prisme des jeux vidéo.
Dans Les Enfants endormis, Anthony Passeron racontait en parallèle la disparition de son oncle Désiré, l’apparition du VIH et les répercussions de ces deux événements conjoints au sein de sa famille et de son village. Avec Jacky, il s’attache à dresser un portrait de son père, mais là encore, en passant par un contre-récit qui viendrait mettre en perspective la biographie. «Des histoires de père, il en sort des centaines, commente l’auteur. Il me fallait trouver un angle. J’ai besoin de stratagèmes pour m’autoriser à écrire. Mais j’ai l’impression que ça concerne la plupart des gens. Il y a quoi, 1% de la population issu d’un milieu social ou culturel où on ose se projeter comme auteur? Pour le reste des mortels, réussir à écrire un livre est quelque chose de saugrenu. Bref, j’ai toujours besoin d’une justification narrative pour borner mon travail, pour lui permettre d’exister. J’avais très peur qu’on me reproche d’être nombriliste. Ajouter cette dimension documentaire, autour des jeux vidéo et de leur essor dans les années 1980-1990 ajoute du commun, du partagé. Ça inscrit aussi l’histoire dans une géographie, et un milieu. Et puis, les jeux vidéo, qui sont un objet de transmission entre mon père et ses fils, me semblaient être un prisme intéressant, qui m’a en outre permis de faire le tri dans le texte, d’évacuer tous les moments ou les personnages non liés, d’une certaine façon, aux jeux vidéo.»
Sortir de sa géographie
Les jeux vidéo sont à la fois un sujet et une trame pour le roman d’Anthony Passeron. A travers l’histoire des trois consoles offertes par le père, le fils revient sur les liens qui se distendent au fil du temps, jusqu’à l’abandon. Objets transitionnels, les jeux qui devraient réunir deviennent finalement un terrain d’affrontement. Alors que les modalités changent, que l’on passe des dispositifs basiques des jeux d’arcade aux récits plus incarnés des jeux de quête comme Zelda, par exemple, le langage se fait de moins en moins commun entre père et fils. Notamment parce que le jeu vidéo est une activité intérieure, qui éloigne d’une certaine performance sociale de la virilité. «Ecrire ce livre m’a fait comprendre que les jeux vidéo étaient le seul endroit pour un garçon qui ne correspond pas aux canons de la masculinité de se retrouver sur un pied d’égalité. Moi, je ne courais pas assez vite, je ne frappais pas assez fort. Avec une manette dans les mains, j’étais enfin à ma place. En même temps, il y a une rupture générationnelle. Le père du livre a connu les jeux à une époque où on les trouvait dans les bars, ils proposaient une action extrêmement simple et répétitive. Quand ses enfants achètent une Nintendo, le jeu vidéo s’invite dans le salon et propose une expérience beaucoup plus longue et complexe. C’est aussi l’histoire d’un père qui perd la main sur le jeu vidéo, un domaine qu’il maîtrisait jusque-là, et ailleurs.»
Les jeux de quête, mêlant action et aventure, sont aussi un exercice d’empathie. Or, les hommes de la génération de Jacky ont été entraînés à ne surtout pas pleurer, ou montrer leurs sentiments. «Moi, c’est à l’université que j’ai découvert tout un tas de manières différentes d’être un homme. Par exemple, je me rappelle que c’est la première fois que j’ai vu des garçons croiser les jambes. Quand vous vivez dans un monde où il n’y a pas de façon d’être alternative, c’est très compliqué de l’inventer soi-même. Jacky, c’est l’histoire d’un homme qui ne sort pas de sa géographie à part pour disparaître à la fin. Mon frère m’a dit un jour: « Je pense que notre père nous a abandonnés parce qu’il ne savait pas quoi faire de nous. » On était trop originaux, un peu sensibles, un peu chétifs. Une de ses grandes angoisses, c’était qu’on ne sache pas se défendre.»
«Ce sont les jeux vidéo qui m’ont initié à l’art de raconter des histoires.»
La victoire d’un beauf
Jacky est piégé par les assignations à une forme figée de masculinité. Il est aussi prisonnier de son appartenance sociale. Dans le livre, Anthony Passeron raconte comment lors de ses études supérieures, il a découvert que le nom de son père était utilisé pour désigner «le genre de beauf de la campagne qui roule dans des voitures bricolées avec des tas de gadgets à la con». Son prénom faisait office de «nom commun péjoratif pour nombre de mes camarades. Alors pour moi, c’était une victoire de l’imposer sur une couverture de livre, chez un grand éditeur. Souvent, les journalistes veulent me faire dire que je suis un transfuge de classe. Mais ce qui fait de moi un transfuge, en réalité, ce n’est pas tant ma vie que le fait d’avoir écrit un livre. C’est tellement réservé à une élite. En gros, si vous n’avez pas grandi à Saint-Germain-des-Prés et que vous avez écrit un livre, vous êtes un transfuge de classe. Il est clair qu’avec ce livre, je revendique une identité. Je me suis beaucoup reconnu dans le livre de Rose Lamy, Ascendant Beauf. Etant devenu enseignant, j’ai côtoyé un monde plutôt éduqué, très à gauche, où l’on fait très attention à ne pas faire la moindre plaisanterie qui pourrait être sexiste ou raciste. En revanche, on ne se prive pas de se moquer de l’archétype de la classe moyenne.»
Faire des jeux vidéo un objet aussi bien qu’un sujet littéraire participe aussi de cette volonté d’élargir le champ de la respectabilité artistique. «Documenter, même modestement, l’histoire des jeux vidéo, c’est une manière de revendiquer mon patrimoine culturel. Dans mon enfance, c’était un truc de classe moyenne parce que les classes vraiment populaires n’avaient pas les moyens d’acheter des consoles et les classes favorisées faisaient attention à ce que leurs enfants ne jouent pas aux jeux vidéo. C’est vraiment un truc qui signe l’appartenance. Il y a énormément de livres sur la peinture, la musique, la littérature. Moi, ce sont les jeux vidéo qui m’ont initié à l’art de raconter des histoires, et même à la culture en général. Je suis prof de lycée professionnel et j’ai à cœur de montrer que la littérature n’est pas qu’une affaire de gens extrêmement cultivés, issus d’un milieu favorisé. Il y a des gens qui m’ont écrit pour me dire: « Moi, je ne lis pas, mais vu que c’était sur les jeux vidéo, je me suis lancé. » Modestement, même si je n’ai pas la prétention de ramener les gens en librairie, j’ai l’envie de montrer que la littérature peut être aussi autre chose, et pour d’autres gens.»
Jacky
Roman d’Anthony Passeron. Grasset, 208 p.
La cote de Focus: 4/5
A la fin du XXe siècle, les jeux vidéo envahissent les foyers. La console devient un objet magique, source d’échanges, de désir, mais aussi d’échappées belles. Pour le narrateur et son jeune frère, elle est aussi le lien qui les unit à leur père bientôt démissionnaire, un lien de plus en plus ténu, qui finira par se briser. Qu’est-ce qui cloche avec nos pères, semble demander Anthony Passeron, enfant des années 1980? Sûrement un inconfort à être au monde, alors que les injonctions à la virilité les empêchent, et que le monde qu’ils ont cru avoir construit semble sur le point de s’effondrer. A travers cette chronique familiale qui prend le pouls d’un milieu, celui d’une classe moyenne rurale larguée par la modernité, l’auteur tente tout à la fois de réhabiliter le père, et le jeu vidéo, ce 11e art snobé par la littérature.