Jack Kerouac aurait eu 100 ans: « C’était une sorte de James Dean littéraire »
L’écrivain et poète jazz américain Jack Kerouac aurait eu 100 ans ce 12 mars. Figure emblématique de la contre-culture et de la Beat generation, l’auteur de Sur la route a insufflé une énergie novatrice, la prose spontanée, dans la littérature du XXe siècle. Évocation.
« J’imagine que si Jack Kerouac n’avait pas écrit Sur la route, les Doors n’auraient jamais existé. » L’aveu est celui de Ray Manzarek, le claviériste du groupe emmené par Jim Morrison. Bob Dylan, Tom Waits, Patti Smith et même Katy Perry (son tube Firework est inspiré par une phrase de Sur la route), on ne compte pas les groupes et artistes revendiquant l’influence de celui qui est né le 12 mars 1922 au deuxième étage d’une petite maison quatre façades de Lowell, dans le Massachusetts, au 9, Lupine Road. Ancien centre industriel, la ville au nord-ouest de Boston a attiré beaucoup de Canadiens francophones et d’Irlandais. Les deux parents de Jack sont québécois. Jusqu’à l’âge de six ans, celui qui est affectueusement surnommé Ti-Jean (il est né Jean-Louis pour l’état civil) ne parle qu’un dialecte français du Canada avant d’apprendre l’anglais sur les bancs de l’école.
Un James Dean littéraire
Pour comprendre et mesurer l’impact et l’originalité de Jack Kerouac, il n’est pas sot de se souvenir que l’auteur de Big Sur ou de Docteur Sax se définit comme un jazz poet. « Il n’était pas coupé de certaines littératures américaines. Son premier roman The Town and the City (1) était plutôt classique et très inspiré par Thomas Wolfe, rappelle 1535063, auteur de Kerouac, biographie parue chez Folio. Mais il a inventé une prose, la prose spontanée avec le souffle du jazz. » L’écrivain bosniaque Velibor Colic (Le Livre des départs) se souvient de la musicalité qui s’échappe des pages de Sur la route lorsqu’il tombe sur une édition serbo-croate de l’ouvrage en question lors de ses années d’étudiant à Sarajevo. « Une partie de mon coeur vibre toujours avec sa prose jazz. Et le jazz, c’est le souffle, c’est très libre. C’était un beau gosse, une sorte de James Dean littéraire. Il est très haut dans mon top 10 parce qu’il a libéré le roman. »
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Pour suppléer à ses angoisses nocturnes causées par le décès de son frère Gérard à neuf ans lorsqu’il n’en a que quatre, le petit Jack se réfugie frénétiquement dans l’écriture. Dès onze ans, il crée le personnage de Docteur Sax -son roman du même nom est publié en 1959 aux États-Unis- et ses nuits restent extrêmement compliquées. Les affaires de son père, imprimeur, partent en cacahuète obligeant la famille à déménager. C’est l’une des explications à la vie de nomade et de voyageur qu’il mènera durant toute son existence. En 1940, grâce à une excellente condition physique, il intègre l’Université de Columbia à New York. Blessé lors d’une rencontre de foot, il se plonge compulsivement dans les livres, va au cinéma et s’initie aux drogues et à la prostitution. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il s’engage à deux reprises dans la marine marchande.
L’après-guerre est particulière aux États-Unis. « Kerouac et ses amis Allen Ginsberg, William Burroughs ou Neil Cassady étaient des jeunes gens qui aspiraient à quelque chose de tout à fait nouveau et qui étaient écrasés par la pesanteur de l’Histoire, reprend Yves Buin. Ils se sont libérés à travers des rencontres individuelles extrêmement importantes et des expériences homosexuelles. Jack Kerouac est devenu célèbre alors que son premier fantasme était d’avoir une ferme, une famille, probablement catholique, et des enfants. C’était sa manière d’évoquer son attachement à l’Amérique traditionnelle. Kerouac ne peut pas se réduire à la figure du routard. Il y a une dimension transcendantale et mystique chez lui. »
Trouver Dieu
Kerouac a écrit une quinzaine de romans (quatorze publiés entre 1950 et 1962), des nouvelles, des poèmes, des haïkus, enregistré quelques disques (dont Blues and Haikus avec Al Cohn et Zoot Sims) et s’impose grâce au succès de Sur la route comme le porte-parole d’une communauté d’esprits anticonformistes, la Beat generation, avec ses camarades précités. Le livre est une performance en soi: Kerouac l’écrit d’un jet et en trois semaines sur un rouleau de 36,5 mètres de long entre le 2 et le 24 avril 1952 (il paraît en 1957). Mais c’est le contenu qui touche et bouleverse. Le relire aujourd’hui donne juste envie d’envoyer tout balader…
Plus sérieusement, cette Amérique des grands espaces, que Jack arpente de long en large et en stop dès 1947 avec déjà plusieurs manuscrits dans son sac à dos, a quelque chose de spirituel. Bien sûr, les aventures éthyliques, musicales, amoureuses, hédonistes et humaines qui jalonnent ce roman autobiographique où l’auteur se cache derrière le nom de Sal Paradise (Cassady est Dean Moriarty, Ginsberg est Carlo Marx…) sont touchantes et délicieuses. Mais la dimension mystique des paysages décrits par Kerouac n’échappe à personne. Il n’est pas incompatible de prôner l’hédonisme et d’être dans la recherche spirituelle. « L’histoire de Sur la route, racontera l’intéressé bien plus tard, c’est l’errance de deux potes catholiques à la recherche de Dieu et nous l’avons trouvé. » Propos qui renvoient à l’analyse de Yves Buin quelques lignes plus haut. Pour Damien van de Wyer, fan hardcore, « Kerouac a réussi à figer dans la littérature du siècle passé l’image d’une Amérique tâtonnant les parois d’un vortex en continuelle ébullition« .
Jack Kerouac a toujours voyagé allant jusqu’au Maroc, en Bretagne, la terre de ses ancêtres. C’est surtout au Mexique qu’il trouve une espèce de paix intérieure, s’y rendant à sept reprises entre 1950 à 1961. « Sa rencontre avec le Mexique est une rencontre mystique avec la religiosité du pays et les marches des pénitents qui l’émeuvent beaucoup« , confirme Yves Buin. Mais la sortie de Sur la route en 1957 change la donne. Alors que le jazz poet n’est jamais aussi heureux que dans des chambres d’hôtels crasses ou défoncé au vin bon marché et aux amphétamines en parlant à Dieu sous une voûte étoilée, le voilà propulsé du jour au lendemain héraut d’une génération. Autre temps, autre époque: pour se donner une petite idée, on peut suggérer que le succès a autant affecté Jack Kerouac qu’il n’a touché Kurt Cobain, devenu lui aussi étendard de la génération grunge. En quelques années, les bouquins qui avaient été refusés sont désormais publiés. C’est le cas des Clochards célestes (1958) ou un peu plus tard de Visions de Gérard (1961), beaucoup plus ésotérique dans la forme, le texte étant inspiré par son grand frère disparu. La pilule reste amère pour ce solitaire qui fait la connaissance de l’impitoyable machine de la starification made in USA. Lui qui déclara à ses amis un soir de bacchanale qu’il deviendra « le plus grand écrivain du monde » boit de plus en plus et consomme de plus en plus de drogues allant jusqu’à expérimenter la psilo avec deux grands esthètes du genre: Timothy Leary et Allen Ginsberg.
« Il nota certaines choses de ses yeux mélancoliques, attentifs et soupçonneux. » –The Town and the City
« La fourmi lutte pour s’échapper de la toile – L’araignée ne dit mot. » Le Livre des haïku
« Tu ne sais pas à quel point elle est folle. Toi, tu n’as pas été élevé avec elle dans les bois. » –Les Clochards célestes
« Des fleurs sacrées flottant dans l’air, tels étaient les visages épuisés dans l’aube de l’Amérique du jazz. » –Sur la route
« Je commence à broyer du noir, aussi tôt que s’estompe l’effet de l’alcool bu pendant la nuit. » –Big Sur
« Le Dr Sax fit son entrée dans le salon, le chapeau dissimulant à demi un regard sinistre, mystérieux et malveillant. » –Docteur Sax
Comédie humaine
Fasciné par le bouddhisme aussi, il ne cessera de poursuivre sa quête intérieure. Néanmoins, Jack Kerouac reste un écrivain majeur et témoin de son époque qui, en une vingtaine d’années, laisse derrière lui un héritage incommensurable. Son projet littéraire doit beaucoup à Balzac et à Proust. Il avait l’ambition d’écrire sa propre version de La Comédie humaine ou un grand livre à la manière d’À la recherche du temps perdu. Ce sera finalement La Légende de Duluoz qui reprend treize de ses romans. « Cette chose dans son ensemble forme une énorme comédie, vue au travers des yeux du pauvre Ti-Jean (moi), également connu sous le nom de Jack Duluoz, écrit-il dans Visions de Cody. Un monde d’actes et de folie déchaînés et aussi d’aimable douceur vue au travers du trou de serrure de ses yeux. »
Marié à trois reprises et père d’un unique enfant, Janet, Jack Kerouac passe les deux dernières années de sa vie en Floride à prendre soin de sa mère malade. Il décède le 21 octobre 1969 des suites d’une hémorragie au St. Anthony’s Hospital de Saint Petersburg laissant à ses héritiers quelques dizaines de dollars sur son compte en banque. Bien malin de savoir comment l’intéressé aurait commenté le fait d’avoir un cratère nommé Kerouac sur la planète Mercure en 2015… Une sorte de consécration définitive pour le clochard céleste?
(1) Réédité comme Le Livre des haïku et Le Livre des esquisses aux éditions de la Table ronde avec de nouvelles couvertures. Folio réédite également les classiques de Kerouac.
Un auteur: Hunter S. Thompson p>
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« Je ne serais jamais devenu écrivain sans On the Road », confessait l’auteur de Las Vegas Parano sur la scène de la New York University le 21 mai 1994. « J’étais convaincu de ne pas trouver d’éditeur avec ce que j’écrivais. Après avoir lu On the Road, j’ai réalisé que s’il avait pu trouver quelqu’un pour le publier, je pourrais aussi trouver un éditeur. » En 1958, Thompson en mode provoc’ appelait Kerouac « un cul, un sein mystique avec une myopie intellectuelle« . p>
Une chanson: Hit the Road Jack p>
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Ce standard écrit par Percy Mayfield en 1960 et repris une bonne vingtaine de fois par autant de groupes et d’artistes (de Big Youth aux Residents en passant par Basement Jaxx) a été popularisé par Ray Charles avec un titre qui fait doublement référence au classique de Kerouac On the Road et à l’album de Charles The Genius Hits the Road. Le texte évoque la vie personnelle de l’artiste et ses déboires amoureux et tourments d’ordre privé comme ses addictions aux narcotiques. p>
Un groupe: Moriarty p>
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L’inclassable formation franco-américaine de rock-blues-folk puise son nom dans l’univers du poète beat en adoptant comme nom d’artiste (Dean) Moriarty, l’un des personnages principaux de On the Road. Les parallèles entre l’univers de ce groupe engagé, qui n’hésite pas à se produire en milieu carcéral, et l’écrivain sont tentants. Contentons-nous d’ajouter que Moriarty, le groupe, possède, comme Jack Kerouac, un espace de liberté artistique total. p>
Un film: On the Road p>
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Produit par Francis Ford Coppola, détenteur des droits d’adaptation cinématographique du roman dès 1968, le film réalisé en 2012 par le Brésilien Walter Salles n’a sans doute pas fait l’unanimité par certains de ses choix auprès des puristes. Mais on ne peut sûrement pas lui reprocher son manque de sincérité tant cette ode à l’Amérique perdue et à une certaine innocence est galvanisante. Un autre « carnet de voyage », neuf ans après Diarios de motocicleta, basé sur les écrits du Che. p>
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