Pour la sociologue Gisèle Sapiro, autrice de Qu’est-ce qu’un auteur mondial? (Gallimard/Seuil/EHESS), le choix de László Krasznahorkai pour le prix Nobel de littérature par l’Académie suédoise salue une œuvre de qualité et indépendante, emblématique de la vitalité littéraire d’Europe de l’Est.
Le prix Nobel de littérature vient d’être décerné à l’écrivain hongrois László Krasznahorkai. Que vous inspire ce choix?
Il réaffirme l’attachement de l’Académie suédoise à la qualité littéraire et à la recherche formelle. Il témoigne aussi d’un souci de diversité linguistique. Il s’agit d’un écrivain déjà très consacré, notamment par le Man Booker International, comme la précédente lauréate, Han Kang. Il était depuis longtemps sur la liste du Nobel. C’est aussi un scénariste, et deux de ses romans ont été adaptés au cinéma par Belà Tarr. Comme beaucoup d’écrivains d’Europe de l’Est, c’est par le biais de l’Allemagne qu’il a accédé à la scène internationale, avec son deuxième roman, Mélancolie de la Résistance, paru en 1989, au moment de la chute des régimes communistes. En français, ses deux premiers romans ont été traduits chez Gallimard, qui a ensuite cessé de le suivre, sans doute pour des raisons commerciales, et il est désormais publié chez un petit éditeur, Cambourakis.
Le fait que le lauréat soit originaire d’Europe de l’Est, de Hongrie précisément, vous semble-t-il porteur d’une signification particulière?
Il ne me semble pas anodin de consacrer aujourd’hui un écrivain qui parle de résistance, d’exil et de quête d’absolu sur fond de guerre, de destruction, de décomposition, de totalitarisme ou d’apocalypse, et qui le fait avec humour, surtout dans un pays qui a basculé dans l’illibéralisme, pour ne pas dire l’autoritarisme, où la parole est surveillée et réprimée lorsqu’elle va à l’encontre de la politique du gouvernement. Il est clair que l’Académie suédoise n’a pas distingué un auteur proche du régime actuel.
C’est le deuxième lauréat hongrois du Nobel de littérature, après Imre Kertesz, son ami, dont la consécration en 2002 avait suscité des protestations à relents antisémites en Hongrie, où certains considéraient qu’il n’était pas représentatif de la littérature nationale.
Que se passe-t-il, concrètement (et sociologiquement), dans ces 24 heures?
L’annonce du choix du comité, tenue secrète jusqu’à la dernière minute, met un terme au jeu des pronostics des bookmakers et des médias. Outre l’attention médiatique sur la ou le lauréat, le prix entraîne aussitôt une grande frénésie éditoriale pour réimprimer les œuvres, les rendre disponibles, produire le bandeau. Cela avait été le cas pour Han Kang: les éditeurs qui l’avaient traduite n’était pas prêts, car ils ne s’attendaient pas à ce choix, ils ont procédé à des réimpressions en hâte.
L’autre agitation est plus souterraine, ce sont les agents littéraires qui oeuvrent à récupérer les lauréat, parfois en tentant de les arracher à leurs représentants historiques. Car il y a de gros enjeux financiers associés.
Le prix Nobel a plus de poids que tout autre prix à cause de sa répercussion mondiale, mais aussi parce qu’il a des retombées sur tous les livres de la ou du lauréat, dont les tables des libraires vont se remplir pour la saison.
Depuis quelques années, le Nobel se veut plus «ouvert»: Annie Ernaux, Han Kang, Abdulrazak Gurnah, Jon Fosse. Quel regard portez-vous sur cette évolution?
Les choix du comité Nobel de littérature se sont ouverts à une plus grande diversité culturelle. L’Académie est soucieuse de faire évoluer sa conception encore eurocentrée. Elle s’est d’ailleurs dotée depuis quelques années d’un comité consultatif pour les langues et domaines non couverts par ses membres.
De cette diversification témoignent le premier prix accordé l’an dernier à la littérature coréenne avec Han Kang, et celui à Abdulrazak Gurnah, originaire de Tanzanie. De même, les minorités ethniques (Toni Morrison) ainsi que les trajectoires migratoires (Gurnah, Kazuo Ishiguro) sont mieux prises en considération depuis les années 1990.
Il en va de même pour les femmes : seules six avaient été consacrées de 1901 à 1990, et douze depuis, les dernières en date étant Olga Tokarczuk (2019), Louise Glück (2020), Annie Ernaux (2022) et Han Kang (2024).
Enfin, la question des langues se pose: ce sont surtout les littératures en langues nationales dominantes qui ont été couronnées. Le prix Jon Fosse, qui écrit en norvégien nynorsk, deuxième langue officielle de Norvège, avec le bokmål, mais pratiquée par seulement 10-15% de la population, marque une ouverture vers des langues nationales non dominantes.
On peut supposer que le comité récompensera à terme un ou une auteur dans une langue indienne autre que l’anglais, comme le Hindi, par exemple, d’autant qu’une écrivaine dans cette langue, Geetanjali Shree, a déjà été remporté le Booker Prize en 2022. Ou un auteur en catalan..
Malgré la mondialisation du monde littéraire, subsiste-t-il des inégalités structurelles dans l’accès à la reconnaissance internationale, notamment via le prix Nobel?
Oui, malheureusement. La mondialisation a accru la domination de l’anglais au sein du marché de la traduction: 59% des traductions dans le monde proviennent de cette langue. Les langues nationales continuent à y être privilégiées, au détriment des langues régionales. Certaines langues, notamment celles d’Inde et d’Afrique non héritées du colonialisme, en sont quasiment exclues. Même le chinois est sous-représenté, au regard de la production et du nombre de locuteurs. Sans parler de la langue arabe, qui n’a, à ce jour, obtenu qu’un prix Nobel (Naguib Mahfouz, 1988), ou de la langue persane, qui n’en a eu aucun, malgré deux riches traditions littéraires respectives.
Il faut aussi tenir compte du pouvoir de consécration inégal des éditeurs: les petits éditeurs indépendants sont souvent les premiers à importer des œuvres de langues dite périphériques ou expérimentales, mais parviennent rarement à les imposer sur le marché, et lorsque c’est le cas, elles sont récupérées par les grands éditeurs littéraires. J’ai montré que les bénéfices économiques et symboliques du prix Nobel profitent de plus en plus aux grands groupes.
La consécration Nobel transforme instantanément le sens d’une œuvre. Comment analysez-vous ce moment où la réception d’un auteur bascule: de la «marginalité critique» à la légitimité planétaire?
Il y a des prix qui consacrent une œuvre déjà extrêmement visible, comme ce fut le cas pour Gabriel Garcia Marquez. Dans d’autres cas, le choix du comité Nobel suscite la surprise en rendant célèbre du jour au lendemain un auteur confidentiel. C’est l’exemple de la poétesse américaine Louise Glück.
Certains auteurs et/ou leurs éditeurs œuvrent pendant des années pour obtenir la consécration suprême, mettant en place des stratégies littéraires et éditoriales. D’autres sont eux-mêmes ou elles-mêmes surpris par le prix: ce fut le cas de Bob Dylan.
Le prix a pour effet de concentrer l’attention médiatique sur le ou la lauréat, qui se voit en outre sollicité dans le monde entier. Annie Ernaux s’est rendue au Brésil et en Inde, où son œuvre n’était pas connue avant le prix, et où elle a suscité un immense intérêt.
Enfin, si vous deviez résumer en une phrase la logique du Nobel aujourd’hui: récompense esthétique, acte géopolitique ou opération de légitimation morale? Quelle est, selon vous, la véritable fonction du Nobel en 2025?
Bien que régulièrement contesté dans ses choix, le Nobel demeure l’instance de consécration suprême de la République mondiale des lettres tout en reflétant l’évolution de la littérature contemporaine et les rapports de force géopolitiques. Sur le plan idéologique, le prix doit se conformer au testament qui exigeait non seulement la qualité littéraire mais aussi que l’œuvre soit porteuse d’une dimension «idéale», notion qui a été interprétée différemment selon les périodes, plus moralisatrice à ses débuts. Cela fait qu’actuellement, il est très peu probable que le prix récompense un écrivain raciste ou sexiste, par exemple.