« Eunice », le premier roman plein de souffle de Lisette Lombé
Après Brûler brûler brûler, recueil remarqué de poésie sorti en 2020, Lisette Lombé met les voiles vers le roman avec Eunice, qui agite la rentrée littéraire.
Lisette Lombé déploie son art partout où la porte le vent de son écriture, sur les scènes de slam, dans les pages d’un album jeunesse, dans les pages de Weekend, entre les couvertures de son premier roman, Eunice, et bientôt, sur les planches au théâtre, où elle dansera l’histoire de son héroïne.
Avec ce nouveau livre, elle quitte les rives de la première personne pour endosser un “tu” qui sonne autant comme une injonction qu’un conseil ou un accompagnement. Une voix à la fois intérieure, et extérieure. “J’ai senti avec ce texte que le “je” n’était pas la bonne porte d’entrée, explique Lisette Lombé, que m’éloigner de l’autofiction pourrait offrir une autre épaisseur, que la prose aussi me permettrait de dérouler ce récit qui est une quête autant qu’une enquête. J’avais fait une chute dans les escaliers alors que j’étais seule avec mes enfants, et j’avais failli perdre ma mère. Ces deux endroits de fragilité m’ont poussée à m’interroger: qui sont nos mères, que jamais l’on ne connaît en tant que femmes?”
La forme romanesque, avec ou malgré ses codes, s’impose comme un espace de liberté et de pause. “J’avais besoin de respiration, ce doit être lié à la claustration du confinement, quand j’ai commencé à écrire. Je me sentais un peu corsetée dans le format du slam, où tout doit être dit en 3 minutes. Ça peut être magnifique, car la langue est dense, riche de plein de niveaux de compréhension, mais en même temps, il me semblait que la réflexion avait besoin parfois de temps et d’espace, pour se dire de manière plus complexe. Même si je ne suis pas une romancière de facture classique, j’ai l’impression que par rapport à ma pratique du slam, mon écriture s’est vraiment déployée. Elle va vite pour un roman, elle reste tonitruante, mais j’ai dû apprendre la patience.”
Comme si cette forme renouvelée apportait un nouveau souffle, ce souffle qui prend tant de place dans le processus créatif de l’autrice. “C’est fondamental pour moi, le souffle. Je suis en train de porter Eunice sur scène avec Cloé du Trèfle, et je constate que l’essoufflement pour moi est un endroit de justesse. D’ailleurs, pour écrire je vais souvent marcher, et je reviens à ma table d’écriture essoufflée. Sur scène, j’aime aller jusque-là, parce que je sais que dans l’essoufflement, il n’y a pas de triche possible. Au moment où l’on reprend son souffle, on est très juste, plus du tout dans la technique. J’ai l’impression que mes personnages féminins sont en apnée, elles vont devoir reprendre leur souffle, et chacune va le retrouver à sa manière.”
Une forme de vertige
Trouver son souffle, et le perdre, flirter avec les états seconds. D’abord, Eunice s’abandonne dans l’alcool, y trouve le lâcher-prise. Mais elle suit bientôt une autre voie, découvre d’autres ivresses, liées au corps. “Pour moi, le versant mature, si j’ose dire, de l’ivresse, c’est la transe, aller chercher une forme de vertige, d’exaltation par le mouvement. Ça peut arriver quand on court, quand on va dans le rouge, quand on fait l’amour aussi. C’est chercher des états de dépossession, plus ou moins conscients, plus ou moins positifs aussi. Ce sont des ivresses bienfaisantes, comme des pulsions de vie, qui permettent à Eunice d’avancer sur le chemin du deuil.”
Cette sensation de transe qui résonne au cœur des mots peut rendre la lecture désarçonnante. Par facilité sûrement viennent en tête quelques expressions galvaudées, une écriture coup de poing, des mots comme des uppercuts. Le registre de la boxe, du combat, donc. L’autrice sourit: “En slam aussi, on parle de claque. Mais moi je parle plutôt de nervosité, de frontalité, de pugnacité. Je me retrouve plus dans la course ou la danse. Disons que l’analogie serait peut-être à trouver dans une danse de combat. Une double énergie qui allierait souplesse et lyrisme, un combat qui serait aussi une célébration de la vie, une exigence de respect.”
Pour Eunice pourtant, il y a combat, il s’agit de rester debout pour surmonter le deuil, et le déni. Pour affronter les rugosités et les injustices. La dénonciation, frontale dans le slam, apparaît ici au détour d’une phrase, surgit dans la foulée d’un personnage. #MeToo est là, “à travers la mise à nu du continuum des violences”, sexuelles, sexistes, classistes, racistes. “Ce texte, je l’ai écrit pour cette nouvelle génération de jeunes femmes, très conscientisées, qui revendiquent très tôt leur féminisme. Cette jeunesse est un accélérateur de particules pour nous, elle nous oblige à nous déconstruire. En écrivant, on donne des représentations, d’autres modèles. Je voulais créer un personnage qui peut être un peu revêche, mais sous sa cuirasse, c’est une gentille, Eunice. Cette jeunesse est parfois pleine d’épines à l’extérieur, mais elle toute tendre à l’intérieur. Et la tendresse, c’est un vrai fil conducteur pour moi. La vie est compliquée, mais ça va aller.”
Notre critique d’Eunice ****
De Lisette Lombé, éditions du Seuil.
“Raconte-leur, Eunice!” Eunice a 19 ans, elle se remet tout juste d’une cuite et d’une rupture quand elle apprend l’étrange disparition de sa mère, tombée à l’eau, emportée par le fleuve au milieu de la nuit. Alors Eunice commence à chercher, elle se lance dans une (en)quête sur les traces d’une femme disparue, cette mère qu’elle n’a toujours vue que dans sa fonction parentale, ignorant qu’elle avait existé bien avant elle. “Raconte-leur (…) à travers l’histoire de cette femme, l’histoire de toutes les femmes.” Une histoire, des histoires tissées de peur, de liberté, d’amour et de manque d’amour, de transe et d’espérance. Dans un style frontal et affranchi (d’une partie) des convenances romanesques, qui ne cherche pas à faire joli mais plutôt à faire vibrer, comme la musique, Lisette Lombé dresse le portrait d’une jeune femme en mouvement qui cherche sa voie sur un chemin rocailleux, ouvrant en passant le champ des possibles et des représentations.
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