Autour d’un sujet de départ plutôt grave, l’Anglaise Effie Black étonne avec un premier roman mordant et sensible.
En finir avec les jours noirs
D’Effie Black. Le Gospel, traduit de l’anglais par Adrien Durand, 228 p.
La cote de Focus: 4/5
Et vous, le suicide, vous avez un avis dessus? Une théorie?…
On n’attaque pas ainsi cet article par simple provocation (et pas seulement par manque d’inspiration), c’est juste qu’il en est rapidement question, de suicide, dans En finir avec les jours noirs, le premier roman d’Effie Black.
Vous vous en doutez, Jessica Miller, la narratrice et héroïne du roman, elle, a son opinion: se donner la mort ne serait peut-être pas une aussi mauvaise chose qu’il est d’usage de le penser dans nos contrées occidentales –au Japon par exemple, comme le rappelle l’autrice, l’acte, et en particulier le fameux seppuku, réalisé traditionnellement au sabre, fut longtemps considéré comme une façon de préserver son honneur… Chercheuse en psycho-biologie, elle se base sur des études scientifiques montrant que certaines espèces, comme le rat-taupe, le bourdon ou l’araignée money spider ont la capacité de se suicider pour assurer la continuité de leur engeance. Pour trouver des correspondances avec nous, les humains, Jessica, malheureusement pour elle, n’a qu’à sonder son vécu personnel. A commencer par sa famille hautement dysfonctionnelle et par son père violent qu’elle a, très jeune, «sauvé» d’une tentative d’en finir…
Mais qui est-elle, cette Effie Black qui, d’une plume mordante, parvient à traiter cette question grave, parfois taboue, tout en saupoudrant son texte d’observations existentielles tordantes?
Sans grande surprise, avant de se consacrer pleinement à l’écriture, elle a elle-même étudié la biologie moléculaire. Jessica est lesbienne, l’autrice aussi. En interview, elle explique avoir voulu expérimenter un personnage qui aurait ce point de vue positif quant au suicide, pour ouvrir le débat, quitte à en choquer certains. La construction du livre est habile, le suspense brillamment ménagé, et les sentiments décrits par Effie Black semblent si justes, ses mots si sincères, qu’on ne peut s’empêcher d’imaginer que son texte est en grande partie autobiographique.
«Comment peut-on être des Power Rangers sauvant le monde de Rita Repulsa et Lord Zedd si notre père est enragé et notre mère en larmes?» Voilà, avec les (nombreux) traumas qu’auront connus Jessica, son frère et sa sœur dans leur enfance, leurs quêtes respectives d’un hypothétique bonheur n’en est que plus abrupte. Les coups et les bosses pris sur le chemin par Jessica la feront-elle ajuster sa théorie? Le lecteur saura-t-il décider s’il est plutôt une carotte, un œuf ou un grain de café? Il le découvrira en lisant En finir avec les jours noirs, roman subversif, passionnant et même drôle, sur la famille et ses maux, le deuil, et la poursuite du bonheur. Un texte sensible et ultracontemporain, la marque de fabrique des réjouissantes éditions Le Gospel.
Les autres romans qui font l’actu
L’Ami Louis
De Sylvie Le Bihan. Denoël, 432 p.
La cote de Focus: 3,5/5

1976. Attachée de presse pour le Booker Prize, Elisabeth Daguin regagne Paris pour assister le journaliste Bernard Pivot. Se voyant confier la préparation d’une émission sur Camus, elle part à la rencontre des vrais amis, ceux qui ont veillé le corps: René Char, Roger Grenier, Michel Gallimard… et l’inséparable Louis Guilloux. Au contact du Breton franc-tireur, dans les entrelacs de leurs échanges complices, la jeune femme au tempérament bien trempé apprend à faire la paix avec son passé et quelques vérités familiales ombrageuses.
Plongée dans les coulisses d’Apostrophes, balade dans le Tout-Paris des années 1930 (Deux Magots, Flore, Quartier Latin), l’amoureux de littérature est à la fête. Guilloux, lui, n’en a cure. Appartenant à la génération meurtrie par la guerre de 1914, c’est la solidarité et la fraternité chevillées au corps que l’auteur du Sang noir s’ancre dans les questions existentielles de son époque. Rassemblé avec Camus autour du geste de l’artisan et de l’ouvrier, Louis Guilloux, fils de cordonnier, n’a de cesse d’interroger avec ferveur non ce qu’est la vie mais ce qu’on peut en faire. Et les deux écrivains de se vouer une admiration sans faille.
Dans le jeu de patience par lequel la journaliste et l’humaniste bourru s’apprivoisent, querelles houleuses et blessures mal cicatrisées sont passées au crible de l’amitié. Parmi les secrets couvés par Louis, l’attente d’un homme pour une femme dont il sait qu’elle ne reviendra pas… S’attelant à faire redécouvrir un écrivain de convictions enraciné dans une période où «la littérature n’était pas aux main des comptables», Sylvie Le Bihan croque, avec L’Ami Louis, le portrait délicat et fraternel d’un humaniste de tous les combats. «Louis m’interrompit d’un geste, comme pour balayer mes remarques de journaliste littéraire à deux balles.»
F.DE.
Je ne te verrai pas mourir
D’Antonio Muñoz Molina. Seuil, traduit de l’espagnol par Isabelle Gugnon, 240 p.
La cote de Focus: 3,5/5

Descendu en catimini dans un hôtel madrilène, Gabriel Aristu s’apprête à revoir Adriana Zuber, qu’il a quittée un demi-siècle plus tôt. Dans une Espagne qu’il reconnaît à peine, l’aristocrate trépigne à l’idée de retrouver celle qui scella avec lui la déraisonnable promesse de tout se dire au travers de leurs lettres une fois leurs vies devenues étrangères. Or, «celui qui part oublie bien plus facilement que celui qui reste».
Je ne te verrai pas mourir s’ouvre sur un tour de force: une phrase qui s’élance sur 70 pages, flottant sans effort, ne relâchant jamais son souffle, cœur battant d’un texte dont elle cristallise l’apogée, la musique et le dessein. Sur le pouvoir des affinités électives qui tiennent lieu de divination et la valse des renoncements, le maestro espagnol déploie son talent en une danse de salon mélancolique. Sous les dorures, de la belle ouvrage aux arabesques savantes et parfois quelque peu surannées. «L’oubli a une texture aussi variable et hasardeuse que la mémoire.»
F.DE.
Les Eléments
De John Boyne. JC Lattès, traduit de l’anglais (Irlande) par Sophie Aslanides, 512 p.
La cote de Focus: 3,5/5

Les Eléments, récit ample qui emprunte aux éléments de son titre une structure en quatre temps et quatre voix, s’est vu couronner du Prix du roman Fnac ainsi que du Prix Femina étranger. L’histoire débute et se termine sur une île battue par les vents, au large de Galway, d’où viennent, partent et retournent les personnages, interconnectés par le spectre des abus sexuels qui noircissent en différents endroits leurs parcours. Les psychés des coupables, témoins, complices, victimes directes et indirectes sont autant de chambres d’écho qui permettent au romancier d’explorer les répercussions immédiates et sur le temps long de ces abus, entre annihilation, déni et résilience. Des thématiques ultracontemporaines donc, que l’auteur ose aborder sous tous les genres (notamment en questionnant des relations incestueuses au féminin). Si l’on peut penser que ces audaces semblent parfois forcées, tout comme la réunion dramatique et géographique des nombreux personnages affectés par les faits dans une galaxie humaine de souffrance, reste l’habileté dramaturgique de John Boyne, notamment dans son recours assumé au mélodrame pour sonder les recoins les plus sombres de l’âme humaine.
A.E.
L’Attachée de presse
De Philippe B. Grimbert. La Dilettante, 220 p.
La cote de Focus: 3,5/5

Pour qui brigua un temps le titre de «meilleur confiné de France», s’extirper de la rédaction de l’hebdo culturel où il s’encroûte, c’est déjà une aventure. Mais la rubrique «Un dimanche avec l’auteur» ne s’écrivant pas toute seule, va pour cette interview avec la sulfureuse gagnante du prix de Flore et la «grande joie sombre du désir». Du reste, celle qui retient l’attention du gratte-papier, c’est l’attachée de presse, Charlène Weber. Placide et réservée, la chaperonne fait miroiter une «torride monotonie» chez l’anxieux dont la libido s’émoustille pour «le pull-over bouteille, l’imperméable beige, l’uniforme provincial de Nathalie Baye». Derrière l’union discrète de leurs microcosmos se trame l’acmé d’un petit chablis siroté un week-end de l’Ascension. Epousant les aspirations centristes d’antihéros mollassons, Philippe B. Grimbert (Panne de secteur, Qui sème le vent) met la pédale douce sur la truculence rocambolesque. Au piquant des dragées au poivre succèdent les sucs astringents du cachou. Passant à la loupe leurs textotages incessants et autre duel spongieux en hôtel Ibis, il circonscrit la volupté et la perte de ses adeptes de l’effacement. Un strip-tease de l’évanouissement particulièrement grinçant.
F.DE.