Critique | Livres

Edna O’Brien, une irrépressible envie d’autre chose

4 / 5
Edna O'Brien © Murdo Macleod

Edna O’Brien, Sabine Wespieser

Country Girls

800 pages

4 / 5
Anne-Lise Remacle Journaliste

Dans Country Girls, Edna O’Brien déploie avec vivacité les tentatives d’émancipation de deux jeunes filles rurales, entre prises de risques et résignations.

Edna O’Brien situe son histoire dans un village de l’ouest de l’Irlande, où Caithlin « Kate » Brady, adolescente rêveuse et romantique, vit sur ses gardes. À la ferme, elle peut compter sur une mère ployant sous sa condition mais craint l’alcool mauvais de son paternel. Dans son entourage proche, il y a aussi Bridget « Baba » Brennan (« C’était mon amie et l’être dont j’avais le plus peur après mon père« ), délurée et pragmatique et avec qui les relations oscillent entre férocité et tendresse drolatique. Le jour où la mère de Kate décède et que leur maison se retrouve hypothéquée, les deux amies sont envoyées au couvent pour leurs études. Mais cadenassées dans cet endroit morose à l’odeur de chou, les voilà décidées à voguer vers Dublin et davantage de marge d’autonomie. Lancées dans la vie active et les sorties, elles voient graviter dans leur orbite des hommes, souvent plus âgés, rarement bien intentionnés. Être une jeune femme semble consister à être en permanence en proie à ce qu’on n’appelle pas encore le male gaze et l’objet de marchandages pour des gestes d’affection forcés.

Le droit au chapitre

Dans l’Irlande catholique des années 60, doter Kate et Baba d’une agentivité -fût-elle toute relative- et d’une sexualité naissante était considéré comme blasphématoire et la trilogie fut bannie et même brûlée par des membres du clergé, faisant d’Edna O’Brien une figure dangereuse pour les uns, pionnière pour les autres. Quelques années après son premier roman, elle discutera avec sa consœur Nell Dunn (Poor Cow), comme huit autres femmes entre 20 et 30 ans (dont aussi l’autrice britannique Ann Quinn), librement et autour d’un verre de vin. Ces conversations à bâtons rompus aboutiront à Talking to Women, recueil publié en 1964, soit la même année que La Félicité conjugale (au titre ô combien ironique et dans lequel, cette fois, Caithlin et Baba voient leur parole alternée), dernier volume de la trilogie des Country Girls. Avec une frontalité digne de Baba, Edna dira lors de ces entretiens que la moitié du temps elle est une mère, et que l’autre, elle ne veut pas savoir que ses enfants sont en vie -comme une façon d’arracher à la charge mentale sa Chambre à soi d’écriture. Si ses protagonistes ont bien des embûches sur leur route et leur lot de tragédies et déceptions (« nous nous lamentions sur le fait que rien ne s’améliorerait jamais, que nous mourrions telles que nous étions: assez à manger, mariées, insatisfaites« ), elles ont temporairement échappé à un horizon qui aurait comporté des possibles encore plus restreints. Il suffit de voir quel regard porte sur Caithlin le cousin Andy alors qu’après une dénonciation anonyme à son père, les hommes du village se rassemblent pour l’arracher à Eugène Gaillard, un documentariste dont elle s’est éprise: « Elle n’a jamais été normale, celle-là à lire des bouquins et à parler aux arbres« .

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