Earl Thompson, éditions Monsieur Toussaint Louverture
Comprendre sa douleur
512 pages
Suite et fin de la trilogie posthume d’Earl Thompson, auteur culte qui balade son double idéaliste et lubrique dans l’Amérique des années 50 à 70.
Earl Thompson (1931-1978), c’est un peu le chaînon manquant entre la Beat Generation et le “nouveau journalisme” américain, entre Jack Kerouac et Tom Wolfe. Du premier, il a hérité le goût des chemins de traverse, de la liberté, de l’absolu, de l’insoumission aussi; du second, il anticipe la fluidité, le sens du détail, l’oralité, le réalisme cru. Le natif de Wichita (Kansas) est sorti du purgatoire littéraire francophone en 2018 grâce au flair imparable des éditions Monsieur Toussaint Louverture. Après Un jardin de sable et Tattoo en 2019, voici donc Comprendre sa douleur (publié à titre posthume aux États-Unis en 1982), qui clôture une trilogie romanesque paillarde largement inspirée par la vie chahutée de l’auteur.
Des deux -volumineux, touffus, concupiscents et débridés- épisodes précédents, on retiendra: l’enfance dans les années 30 de Jacky, orphelin par contumace (son père est mort mais sa mère est -juste- en cavale) dans un Midwest dépravé pour l’un, la perte d’innocence (ou du moins ce qu’il en restait) d’un jeune G.I. trimballant ses obsessions, notamment sexuelles, de l’Allemagne tout juste libérée à une Corée à feu et à sang pour l’autre.
Revenu au bercail au mitan des années 50 -en l’occurrence un mobile-home miteux où vivent ses grands-parents-, Jarl Carlson est toujours dans l’armée mais son intégrité et sa franchise lui jouent des mauvais tours.
Courage, fuyons
Après avoir dit ses quatre vérités à l’état-major sur le fiasco de la guerre de Corée, il ne demande pas son reste et profite d’une bourse pour aller à l’université. Si le journalisme -et à peu près toutes les filles qu’il croise- a d’abord ses faveurs, très vite, une conviction s’enracine en lui, définitive, radicale et en même temps douloureuse: il veut devenir écrivain. Fidèle à lui-même, il finira toutefois par se faire virer après avoir dénoncé la politique homophobe de l’institution. En attendant que le talent infuse, il faut cependant bien vivre. Sans -trop- trahir ses idéaux. Pas simple. À peine entrevoit-il la fin de la dèche à Chicago (un boulot respectable, une relation fusionnelle…) qu’il prend la poudre d’escampette. La peur de s’embourgeoiser, de perdre son âme et son indépendance… Comme chez son contemporain Frederick Exley, l’écriture est à la fois un élixir qui enivre et un poison qui consume.
Éternel insatisfait, Jarl est condamné à l’errance. Il n’y a que le sexe qui puisse anesthésier momentanément sa quête d’absolu. En arrière-plan de ce road-book traversé de digressions flamboyantes -comme cette tranche de vie dans un asile psychiatrique que l’on dirait sortie de Vol au-dessus d’un nid de coucou-, défile le paysage d’une Amérique tiraillée entre son aile conservatrice et un puissant souffle émancipateur. Lucide, politique, révolté, pornographique à l’occasion -certaines outrances ne passeraient plus aujourd’hui-, cet autoportrait sans complaisance d’un idéaliste irresponsable mais attachant ajoute un parterre d’impatientes dans le jardin luxuriant de la contre-culture.
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