Don Winslow: « Nous vivons une sorte de crise existentielle de la démocratie »
Avec La Cité des rêves, deuxième volet de son ultime trilogie, le désormais retraité Don Winslow poursuit sa relecture contemporaine du mythe d’Enée le temps d’une explosive saga criminelle.
Comme il l’explique lui-même lors de cet entretien exclusif pour la presse belge, Don Winslow, poids lourd du roman noir, auteur de La Patrouille de l’aube ou de Savages, met un terme à sa carrière d’écrivain. Fort d’une bibliographie d’une vingtaine d’ouvrages traduits dans le monde entier, et à bientôt 70 printemps, notre homme se consacre désormais et à plein temps à empêcher un retour des Républicains à la Maison-Blanche en 2024.
Don Winslow laisse derrière lui une œuvre immense et incommensurable. Sa première trilogie –La Griffe du chien, Cartel et La Frontière– reste une référence absolue pour une foule d’écrivains, de Frédéric Paulin à Joe Thomas. Pour son dernier tour de piste en librairie, celui qui continue de prôner une légalisation globale de toutes les drogues publie sa deuxième trilogie. Après La Cité en flammes (2022) et avant La Cité en ruines (à paraître l’an prochain), place à La Cité des rêves qui comprend tous les ingrédients d’un grand roman criminel avec au menu de la dope, Hollywood et une bonne vieille guerre des gangs. Et nous de retrouver l’Irlandais Danny Ryan, personnage principal de cette trilogie, obligé de quitter Providence avec père et enfant comme dans L’Énéide lorsque Énée met les voiles d’une Troie dévastée pour se réfugier à Carthage. À la différence du classique de Virgile, Danny se retrouve à Hollywood avec des cartels et autres agents du FBI aux fesses aspirant à une vie paisible, avec des millions de dollars qui ne lui appartiennent pas. Soit un deuxième opus bien tendu pour une version 2.0 de cet inéluctable long poème de plus de 10 000 vers de la littérature grecque.
D’où vient cette passion pour la Grèce antique, ses récits tragiques et épiques et cette envie de revisiter l’Énéide?
J’ai appris le latin à l’école, quand j’étais adolescent. J’ai lu des extraits de l’Énéide en latin avant de les lire en anglais. Par la suite, j’ai longtemps laissé tout ça de côté. Ce n’est qu’à la fin de la trentaine que je suis revenu aux classiques, dans une sorte de démarche autodidacte. J’ai spécifiquement étudié l’Afrique, donc je connaissais très bien la littérature africaine. Mais assez curieusement, à l’exception de Shakespeare, pas vraiment la littérature occidentale. J’y suis donc retourné de manière organisée et très tôt dans ce processus, vous faites connaissance avec l’Iliade, l’Odyssée, l’Énéide et la tragédie grecque. Ensuite, oui, je me suis épris de ces récits. Au final, j’ai réalisé ce qui aurait dû être évident: tous les thèmes que nous traitons dans le genre policier que j’aime tant ont déjà été traités par les Grecs et les Romains.
La notion d’exil est très forte dans La Cité des rêves. Vous concédez d’ailleurs vous sentir proche de Danny Ryan, le personnage principal, qui comme vous, mais pour d’autres raisons, a quitté l’État de Rhode Island sur la côte est pour la Californie. Cette trilogie n’est-elle pas finalement très personnelle?
Le premier tome, La Cité en flammes, était une sorte de retrouvailles avec un environnement que j’ai bien connu en effet. Dans ce deuxième livre, Danny trace la route et c’est vrai que nous avons tous les deux quitté la maison pour différentes raisons. Je n’y avais aucune opportunité économique et j’ai bourlingué pendant des décennies pour gagner ma croûte. J’ai été détective privé, guide de safari au Kenya, j’ai mis en scène Shakespeare à Oxford, en Angleterre… Le tout, dans le but de trouver un endroit où me poser alors que je tentais de devenir écrivain. Comme Danny, je me suis retrouvé sur les plages de Californie. Tout comme lui, j’ai été élevé dans la tradition catholique. Le bien, le mal, la damnation, la rédemption, tout ça crée une sorte d’anxiété que nous partageons. J’ai passé pas mal de temps avec des mecs comme Danny. J’ai bu avec eux, fait la fête, beaucoup surfé.
D’où l’humeur mélancolique, amère et introspective de La Cité des rêves?
Les retours à la maison sont toujours compliqués, non? Je n’aurais jamais pensé que je finirais par retourner vivre à Rhode Island, même si j’habite la moitié de l’année à San Diego. Si j’y suis revenu, c’est pour prendre soin de ma mère et avec mon épouse, nous avons commencé à passer de plus en plus de temps ici, par nécessité. Pendant ce temps-là, j’ai recommencé à tomber amoureux de l’endroit. Cette après-midi, je vais aller me balader au bord de l’océan, qui n’est qu’à un gros kilomètre de là où je suis. Même si comme écrivain, ça ne m’intéresse pas d’exprimer mes sentiments, écrire sur un gars comme Danny amène l’introspection. Parce qu’il y des différences à bien des égards dans nos vies respectives, mais nous avons eu un parcours en parallèle.
Ceci est votre deuxième trilogie et on a le sentiment que de plus en plus d’auteurs -Joe Thomas, Deepti Kapoor…- s’y lancent à leur tour. Y voyez-vous l’influence des séries télévisées, avec cette idée qu’avec trois volumes, le romancier prend le temps de poser une histoire et a plus d’espace pour développer un récit?
Il serait malhonnête pour quelqu’un de ma génération de prétendre ne pas être influencé par le cinéma et les séries qui sont plus proches de la structure d’un roman que d’un long métrage. Au XIXe siècle, les gens se rendaient au kiosque à journaux, impatients de découvrir la suite des aventures de Pip (narrateur dans Les Grandes Espérances de Dickens, NDLR) ou des personnages de Thackeray, de la même façon que nous binge-watchons Ted Lasso. Le principe de la trilogie reflète fidèlement la structure des histoires dans la culture occidentale. Presque toutes nos histoires sont en trois actes, qu’il s’agisse de romans ou de nouvelles, ou même de blagues. Il s’agit toujours d’un pasteur, d’un prêtre et un rabbin qui montent dans un bateau, n’est-ce pas? Parce que la blague ne fonctionne pas s’il n’y a que le pasteur et le rabbin.
En parlant de séries, qu’est-ce que vous pouvez nous dire sur l’adaptation de La Griffe du chien?
J’ai visionné le pilote et j’en suis très satisfait. Dire que j’ai supervisé serait exagéré mais j’étais très impliqué. J’ai lu chaque version du scénario, rédigé des notes et la collaboration avec FX s’est avérée très agréable parce que ce sont des gens très réactifs, très minutieux, réfléchis. Comme vous le mentionniez, c’est un format qui permet d’entrer dans les détails et les nuances, ce qu’un long métrage ne permet pas. La production a également engagé, sur mes conseils, la journaliste mexicaine Anabel Hernández comme conseillère technique. Par souci d’authenticité et aussi pour tenir compte des aspects de la vie et de la culture au Mexique qui ne sont pas directement liés aux stupéfiants.
Avec la grève des scénaristes, qu’en est-il de l’adaptation de The Force (Corruption en français), de James Mangold avec Matt Damon?
Je tiens à dire que je soutiens cette grève des auteurs. Pour répondre simplement à votre question, The Force est comme on dit à Hollywood “en développement”. Tous les projets en développement sont bloqués.
Pourquoi ce départ à la retraite de votre carrière d’écrivain?
Plusieurs facteurs rentrent en ligne de compte. Le premier est que je ne veux pas publier juste pour le plaisir de publier…
Le second est-il politique? Lors de notre dernière rencontre parisienne, il y a cinq ans, vous étiez déjà bien remonté envers Trump et son administration…
J’ai l’impression que nous vivons une sorte de crise existentielle de la démocratie, ici aux États-Unis, et peut-être dans d’autres endroits du monde mais je limiterai mes commentaires à mon pays. Et je pense que mon énergie et les compétences que je peux avoir en tant que raconteur d’histoires sont en ce moment d’une meilleure utilité dans ce combat. Tout ce que j’ai toujours voulu être, c’est un bon conteur. Mais par leurs sujets, les histoires que je racontais m’ont conduit dans l’arène politique. D’abord via la question de la drogue et ensuite la question connexe de l’immigration. Quand Donald Trump, en tant que candidat, a commencé à dénigrer les immigrants mexicains et à les traiter de violeurs, de voleurs et d’assassins, je me suis mis en colère et je me suis impliqué plus directement. Les dommages causés par ses quatre années de présidence sont incalculables. Je savais que lors des élections de 2020, la démocratie américaine était en jeu. Et j’ai arrêté d’écrire à ce moment-là pendant quelques mois pour me concentrer sur l’élection que nous avons gagnée. Et le 6 janvier est arrivé. Rien de moins qu’une tentative de coup d’État fasciste. Et nous n’avons toujours pas vu ses instigateurs être inquiétés à la mesure de ce qu’ils ont fait. Tout ça me rappelle un peu les années 1930 et ça ne sent pas bon du tout. Je crains que la guerre en Ukraine ne soit la guerre civile espagnole de notre époque. Par rapport à tout cela, la question de savoir si Don Winslow va écrire un autre livre ou pas me paraît un peu superflue.
Concrètement, vous êtes à la tête d’un think tank?
Je communique avec beaucoup de gens. Je n’appellerais ça en aucun cas un groupe de réflexion. Nous ne prenons pas de dons, ni d’argent à personne et ce quelle que soit la raison. Nous publions des vidéos sur mon compte Twitter où j’ai un million de followers et sur d’autres plateformes. Certaines vidéos ont dépassé les 250 millions de vue et j’aime à penser, comme certains candidats nous l’ont rapporté, que cela avait eu un impact sur la victoire démocrate.
Notre critique: La Cité des rêves
De Don Winslow, éditions Harper Collins/Noir, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch, 400 pages.
Le jeune Irlandais Danny Ryan, héros de cette nouvelle trilogie de l’écrivain américain Don Winslow, n’a pas pu éviter la sale guerre des gangs avec les Italiens dans le très Scorsesien La Cité en flammes. À la fin du roman, à Providence, la ville côtière de l’État de Rhode Island, les familles, effondrées, comptaient les morts qui s’accumulaient dans les deux camps. La Cité des rêves suit l’exil de Danny, qui sauve sa peau en embarquant père et fils et conduit prudemment à travers les États-Unis pour ne pas se faire serrer. Ce deuxième opus est loin d’être une promenade de santé mais Ryan réussit à se poser in fine à Los Angeles. Il retrouve un équilibre somme toute relatif alors qu’à Hollywood, un film se tourne sur le déchaînement de violence de Providence et que Danny tombe amoureux d’une actrice au destin tragique. En épatant raconteur d’histoire, Don Winslow maîtrise les codes du genre à la perfection. Sans posséder la dimension sociétale et politique de La Frontière, par exemple, La Cité des rêves se dévore néanmoins avec une certaine euphorie.
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