Taxi de nuit de Jack Clark et 22 longueurs de Caroline Wahl, deux premiers romans, sont nos coups de cœur livres de la semaine.
Taxi de nuit
Premier roman de Jack Clark. Editions Sonatine, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Samuel Sfez, 240 pages.
La cote du Focus: 4/5
Il ne s’appelle pas Joe mais Eddie. Eddie Miles. Il est taxi de nuit à Chicago depuis perpète. Des quartiers branchés jusqu’aux cités que ses collègues redoutent comme la peste, ce solitaire endurci et caustique sillonne les rues du crépuscule à l’aube, témoin nostalgique des transformations brutales de Windy City, mais aussi du racisme et de la violence qui la gangrènent.
Au fil des courses, des errances et des pauses au Golden Batter Pancake House se dessine le portrait d’une métropole au bord de l’implosion, plus ségréguée que jamais. Le réalisme cru dans lequel Jack Clark trempe sa plume, lui-même chauffeur depuis plus de 30 ans, secoue les tripes. En particulier quand Eddie retrouve une jeune fille mutilée abandonnée sous une bâche dans une ruelle. «Si elle va s’en sortir? Allez. Elle ne s’en est jamais sortie. Pas un seul jour de sa putain de vie», lui balance un flic quelques jours plus tard après avoir déroulé «la success story habituelle à Chicago» de la gamine: père inconnu, mère droguée, tapin, etc.
On dirait que le bitume a absorbé toute la noirceur des habitants, à moins que ce ne soit l’inverse. «Il y a trop de gens dans cette ville qui ont pas de cœur», regrette un jeune Noir croisé dans une épicerie. Pourtant, des éclairs d’humanité illuminent ici et là cette chronique nocturne poisseuse. Elle prend notamment les traits d’un petit vieux plein aux as, bien décidé à ne pas quitter la rue de son enfance.
Une bonne dose d’humour et des dialogues savoureux détendent un peu l’atmosphère. Sans pour autant effacer la peur qui règne depuis qu’un tueur en série a pris en grippe la profession. Un vieil ami, Lenny le Polack, est d’ailleurs le prochain sur la liste. Un choc pour Eddie qui est le dernier à l’avoir croisé.
Un premier roman sombre, électrique et haletant, entre le Taxi Driver de Scorsese et les polars de Raoul Walsh ou Jacques Tourneur. Tarantino a adoré. Nous aussi.
L.R.
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22 longueurs
Premier roman de Caroline Wahl. Editions Albin Michel, traduit de l’allemand par Dominique Autrand, 256 pages.
La cote de Focus: 3,5/5
Caissière au supermarché pour payer son master sur les équations aux dérivées partielles, Tilda est une crack des mathématiques. Une meuf bien dans son époque et ses baskets, mais qui serre les dents et aligne les longueurs à la piscine pour garder la tête froide. A la maison, passé le paillasson «welcome», nul n’est le bienvenu. D’ailleurs, personne ne vient… Ingérable, la mère alcoolique pique des crises et fait tanguer le quotidien. Alors Tilda prend les choses en main pour tenir le foyer et veiller sur sa cadette. Pyjama Bambi ou sac à dos Snoopy, Ida, petite fille architimide, passe le plus clair de son temps à dessiner, souvent des monstres «quand maman a bien merdé». Les deux filles savent ce que valent les promesses de rédemption… Tous les douze jours environ, le rituel familial s’enclenche: la mère s’extrait péniblement du canapé, nettoie la maison et concocte des œufs au plat cramés. Elle chambre alors ses «petites studieuses»; c’est toujours une bombe à retardement.
Préservant son écriture du déversoir d’une colère vengeresse, la plume de Caroline Wahl est en recherche constante d’équilibre. Embrassant le vocabulaire de sa génération (c’est ouf), ses échappatoires (ecstasy, LSD…), elle prend le pouls d’une jeune femme à la fois déterminée et fébrile dans sa quête d’émancipation. Combien de temps Tilda résisterait-elle à la microfrange si elle postulait pour ce poste de doctorat au cœur de la hype berlinoise? Rendant très attachante la complicité entre les deux sœurs, dosant ses effets sur les faux-fuyants des transports amoureux (emoji singe qui se cache les yeux), pulsant en rythme pour scander le vertige des raves et leur vortex musical, l’autrice de 30 ans insuffle énergie vitale et sentiment de fraternité dans un premier roman prometteur.
F.DE.