Des nouvelles de Carver
Qui était vraiment Raymond Carver? Un quart de siècle après la mort de l’écrivain culte, chantre d’une Amérique domestique et anxiogène, et à l’occasion de la sortie d’un roman le prenant pour personnage, réouverture du dossier, entre mythes et réalité.
Au moment d’écrire une nouvelle, la devise de Raymond Carver (1938-1988) tenait en trois mots: « Entrer. Sortir. Ne pas s’attarder. » Pour ce qui est de ne pas s’attarder, l’écrivain aura échoué. Lamentablement, même. Vingt-cinq ans après son dernier souffle -il avait tout juste 50 ans-, le génial poète et nouvelliste américain (il n’a jamais écrit de roman) continue de hanter tout qui tente d’un jour faire tenir une histoire, aussi courte soit elle, sur le papier.
« Il y a deux catégories d’auteurs influencés par Raymond Carver: ceux qui ont essayé de l’imiter -une véritable épidémie sans aucun intérêt- et puis ceux qui ont été « éveillés » par lui -la formule est de l’écrivain Jay McInerney, et elle est très juste: Carver ne vous influençait pas, il contribuait à vous éveiller à votre propre talent littéraire », explique Olivier Cohen, éditeur historique et proche de Ray Carver, qui vient de terminer la publication de ses oeuvres complètes (1). Bien sûr, la liste est longue des « éveillés » à processionner avec dévotion devant sa tombe orientée vers l’océan (Carver est enterré à Port Angeles, dans l’Etat de Washington), qui va de Philip Roth à Richard Ford (son ami intime), de Haruki Murakami, qui a traduit l’ensemble de son oeuvre en japonais, à Philippe Djian, Eric Holder ou Annie Ernaux en France.
Il faudrait toutefois évoquer ici un troisième genre d’emprunt à Carver, à la fois plus libre et plus explicite: celui qui fait de l’auteur de Tais-toi je t’en prie un personnage de fiction. Pour son premier roman et après le récent Ciseaux de Stéphane Michaka, le Français Rodolphe Barry convoque l’écrivain dans Devenir Carver, une évocation personnelle et romancée de celui qu’on appelait le Tchekhov américain. Naissance misère, trajectoire naufrage, existence chaotique, reconnaissance tardive mais éclair: la vie de Carver ressemble à l’une de ses histoires, en effet, et elle prête aisément le flanc à la fiction. Rarement vie et oeuvre ont autant fait corps, cette dernière -huit volumes de nouvelles en français, et de la poésie-, étant l’une des plus bouleversantes qui soient, portée par une voix purement américaine. Histoires de chauffeurs de bus à la dérive, de maris jaloux ou de couples usés par la précarité sur fond de vente au porte-à-porte, de deux-pièces mansardé ou de frigo en panne, les short stories carveriennes célèbrent dans un sillage hyperréaliste tout un pan d’Amérique domestique à la dérive, une faune travaillée par l’ultra solitude et l’humiliation ordinaire, trimant sans but et sans issue -manière d’anti-rêve américain sidéré. Au début des années 80, le lancement de Ray Carver en France carbure à la légende. L’heure n’est pas à la mondialisation, et l’Amérique encore relativement repliée sur elle-même. On lit peu d’auteurs américains en France -on les fait plus rarement encore monter à Paris. Quand il traverse l’Atlantique pour la sortie des Vitamines du Bonheur, les portraits qui travaillent à lui tailler un nom en français brassent les mêmes adjectifs, distillent les mêmes images. « Il y a une légende Carver à laquelle j’ai involontairement dû contribuer, concède Olivier Cohen. Mais vous savez, il a eu une vie très ordinaire. Ce n’était pas Hemingway ou Malraux, juste un homme pas qualifié qui faisait ce qu’il pouvait. » Version romanesque, simplifiée d’une vie et d’un style: les poncifs vont lui coller à la peau. Durablement -c’est le propre des clichés. « C’est l’une des raisons qui m’ont poussé à faire ce livre, explique le primo-romancier Rodolphe Barry. Je me suis rendu compte qu’encore aujourd’hui en France on employait les mêmes mots à son sujet, on trimballait les mêmes idées fausses à son propos. Mon livre, c’était une manière de lui rendre justice, de faire sentir la véritable dimension de l’homme, de son travail, et de son évolution. » L’occasion d’une petite revue de presse de ces clichés qui n’empêcheront plus Carver de devenir Carver.
L’écrivain sous influences
Scotch, bières, gin: les nouvelles de Carver, joyeusement, désespérément imbibées, ont pu laisser croire que leur auteur creusait l’inspiration davantage dans les liquor stores qu’en lui-même. Fils d’un ouvrier de scierie qui cachait d’innombrables fioles de whisky sous l’évier et dans la remise à bois, Carver a longtemps noyé son génie dans une mer d’alcool. Loin d’un Bukowski ou d’un John Cheever qui resteront accrochés à leur goulot jusqu’à leur dernier souffle, il connaîtra toutefois un sevrage de son vivant. Abonné dès 1977 aux AA, l’écrivain est de ceux qui connaissent une seconde vie: « Je l’ai rencontré en 1982, ou 1983, et dès ce jour jusqu’à sa mort, je ne l’ai jamais vu boire une goutte d’alcool », sourit Olivier Cohen. Le livre de Rodolphe Barry le montre: « Cette vision qu’on a d’un alcoolique qui rencontre la gloire avant de mourir est incroyablement réductrice. Quand il renonce à l’alcool à 40 ans, c’est une mise à mort symbolique. Avec une dimension spirituelle très forte. Il décide de quitter sa vieille peau, et de renaître à une autre. Il travaille à devenir Carver, à s’affranchir de ce qui l’empêche, à en finir avec la rancoeur permanente, et aller vers la clarté et l’ouverture. C’est une véritable rédemption. Sobre, il écrira l’équivalent de onze livres en dix ans, alors qu’il en a jusque-là passé seize à réunir de quoi faire seulement tenir un premier recueil! » N’en déplaise à F. Scott Fitzgerald, il y a parfois un deuxième acte dans les vies américaines.
Le génie prolo
Issu d’un milieu ouvrier plus occupé à se dépêtrer avec les ravages de la Grande Dépression qu’avec l’art ou la littérature, Carver ne se serait jamais hissé au-dessus du milieu prolo qui peuple ses récits -comme pour ajouter à la légende du génie sorti de nulle part, on le présente souvent comme un inculte. « Il a sans doute été un lecteur complètement rustre jusqu’à l’âge de 15, 16 ans, concède Barry. Mais après, il est devenu un lecteur boulimique, il y a des carnets où il prend note de tout ça. » Carver apprend la spiritualité chinoise, découvre qu’on peut parler chasse et pêche en littérature avec Hemingway, voue un culte à Tchekhov, dévore Tolstoï et Isaac Babel. Quand il devient professeur de creative writing à l’université, il enseigne à ses élèves la Correspondance de Flaubert. Il est fou du concerto pour clarinette de Mozart, écrit en se passant des pièces de Francis Poulenc –« Laissez-moi vous dire qu’ils ne devaient pas être nombreux à écouter Poulenc, dans le fin fond de l’Etat de Washington à l’époque, avance Barry. Quand le poète suédois Tomas Tranströmer a eu le Prix Nobel en 2011, personne ou presque n’avait jamais entendu parler de lui: Carver le lisait déjà dans les années 70! » Si, à la manière d’un Russell Banks par exemple, Carver s’est forgé seul sa culture, il le doit à deux qualités selon Olivier Cohen: « Il était curieux de tout, et il avait un sens esthétique extrêmement développé. Il a fini sa vie en homme cultivé. Quand je l’ai fait venir à Paris, la première chose qu’il m’a dite, c’est qu’il voulait voir la maison de Balzac! »
Le chantre du minimalisme
Ouvrez un article sur Carver: vous avez toutes les chances de tomber sur l’adjectif « minimaliste ». Des histoires dépouillées. Des vies modestes rincées en un petit nombre de pages. Il n’en a pas fallu plus pour faire de l’auteur de A Small Good Thing le chantre d’un mouvement esthétique qu’il était le premier à réfuter. « Il trouvait que « minimalisme » avait quelque chose de petit, une vision étriquée des choses, avance Rodolphe Barry. Le terme qu’il s’était choisi, c’était « précisionniste ». Il disait que tant qu’à parler de minimalisme, il préférait encore maximaliste, parce qu’il visait à dire un maximum de choses en un minimum de mots. Il veillait à ce que chaque phrase soit un bâton de dynamite. » Derrière ce soi-disant minimalisme court en fait une obsession d’excellence dans le chef de l’écrivain. Olivier Cohen: « Ses nouvelles paraissent d’une simplicité extrême, c’est vrai, mais elles sont en réalité extraordinairement travaillées. D’ailleurs, ce ne sont pas que des nouvelles, c’est beaucoup plus compliqué qu’on ne le croit: Carver a inventé un genre à lui seul. » Celui dont la vie était un vrai chaos poursuivait un rêve intime de perfection dans l’écriture. Barry: « C’était un travailleur acharné, il livrait jusqu’à 30 ou 40 versions d’un même poème, disant: « Je ne connais pas un texte qui ne mérite pas de corrections. » Un peu comme Cézanne, qui avait l’habitude de dire qu’il jouait sa vie à chaque touche. » Une quête d’absolu qui l’empêchera vraisemblablement de devenir romancier. « Il a fait plusieurs essais de romans qu’il a finalement jetés, raconte Olivier Cohen. Il était perfectionniste, et l’idée d’écrire un livre moyen a fini par complètement le dissuader. »
Le poète décharné
Une écriture ciselée, la peau sur les os, menaçante de laconisme et d’ellipses glacées: Ray affiche dès ses débuts un profil d’écrivain radical et étonnant. Là encore, l’histoire connaîtra un deuxième acte, récemment joué. En 2009, Tess Gallagher, la deuxième et dernière compagne de Ray, fait publier les feuillets originaux du recueil Parlez-moi d’amour sous le titre Beginners. C’est la révolution: à comparer avec la première version de 1981, on découvre un écrivain très différent de celui qu’on avait lu jusque-là, moins anxiogène, plus charnu voire carrément sentimental. Le responsable de cette méprise porte un nom célèbre: Gordon Lish. Directeur littéraire chez Esquire puis Knopf, gourou omnipotent des lettres US, Lish accepte de publier Carver en revue dès 1971 à condition qu’il puisse remonter ses histoires, changer ses titres, opérer des coupes drastiques -jusqu’à 70% de leur matière parfois. Aujourd’hui, forcément, la redécouverte divise: Gordon Lish, génial chirurgien ou boucher frustré? « La vérité, comme toujours, est plus complexe, tranche Cohen. Gordon Lish a été tout à la fois l’ange gardien et le démon de Ray. Les coupes ont été faites de manière brutale et contestable, et elles l’ont fait énormément souffrir. En même temps, Carver avait été trop long, trop sentimental, et Lish lui a montré la direction d’une condensation, d’une sobriété. Le jour où il a décidé de quitter Lish, Ray avait compris. Ses textes n’ont plus subi que des interventions minimes après ça. Carver était devenu le seul à pouvoir le faire, il n’avait plus besoin de personne pour être qui il était. » Etre et devenir Carver, creuser le sillon d’une voix lancinante et d’une magie inexpliquée -ou presque: « Aussi banales qu’elles soient, relance Olivier Cohen, toutes les existences recèlent une énigme. Raymond Carver est sans doute celui qui a su révéler la part de mystère des vies ordinaires. »
(1) NOUVELLES COMPLÈTES EN 8 VOLUMES AUX ÉDS DE L’OLIVIER, ET EN POCHE AUX ÉDS POINTS. L’OLIVIER ANNONCE UN RECUEIL DES POÉSIES COMPLÈTES DE CARVER POUR LA FIN DE L’ANNÉE (LE VOLUME CONTIENDRA A NEW PATH TO THE WATERFALL, ULTIME LIVRE DE 150 PAGES, SORTE DE TESTAMENT LITTÉRAIRE AUQUEL CARVER TRAVAILLAIT ENCORE QUELQUES JOURS AVANT SA MORT), ET UNE BIOGRAPHIE OFFICIELLE -LA PREMIÈRE EN FRANÇAIS.
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