Délivrez-nous du bien: une Amérique rurale face au charme maléfique du capitalisme
Joan Samson, Éditions Monsieur Toussaint Louverture
Délivrez-nous du bien
320 pages
Dans Délivrez-nous du bien, une communauté rurale voit débarquer un sauveur autoproclamé. Les éditions Monsieur Toussaint Louverture publient le premier, et unique, roman de Joan Samson qui signait là, en 1976, une fable dans la plus pure tradition du grand roman américain.
Un mot sur l’autrice Joan Samson pour commencer. Ce nom ne vous dit probablement rien. Et pour cause, elle est décédée en 1976 d’un cancer du cerveau. Elle n’avait pas 30 ans. Quelques semaines plus tôt, cette jeune intellectuelle de gauche publiait un premier roman inspiré par les désillusions de son expérience de néo-fermière. Malgré le succès instantané, vite transformé en phénomène suite au sort tragique de son autrice, Délivrez-nous du bien n’avait jamais traversé l’Atlantique jusqu’à aujourd’hui. Harlowe est une bourgade située dans le New Hampshire, géographiquement pas très loin de Boston, mais à des années-lumière pour ce qui est du mode de vie. Nous sommes dans les années 70 mais on pourrait tout aussi bien être à la fin du XIXe siècle. Rien ne semble avoir bougé dans cette carte postale rurale, avec son magasin d’alimentation générale, son église, son shérif amateur de ragots. Les saisons se suivent et se ressemblent pour les Moore, famille qui jouit d’un des plus beaux spots du coin, avec étang et bois. Loin de tout, et surtout du superflu et de la modernité. Une existence frustre qui leur convient très bien. Jusqu’au jour où un commissaire-priseur débarque. Séducteur, instruit, raffiné, Perly Dunsmore prétend être tombé amoureux de ce bout d’Amérique quasi biblique. Mais comme le faux prêtre dans La Nuit du chasseur, ses bonnes manières cachent des intentions moins pacifiques.
La morale aux enchères
Après avoir tissé sa toile sur la communauté, il ne va pas tarder à la saigner. Et il est déjà trop tard quand les fermiers ouvrent enfin les yeux. Avec l’aide de la police, qu’il a transformée en milice privée, le prédateur va dépouiller les habitants de leurs biens, sous prétexte d’alimenter des enchères hebdomadaires qui attirent les touristes en mal d’authenticité. Et après avoir vidé les greniers et les salons, c’est bientôt aux propriétés elles-mêmes qu’il en a.
L’attitude à adopter face à ce racket divise des habitants démunis et isolés. Et les Moore plus que d’autres. Alors que John fulmine, sa femme Mim l’implore de ne pas se rebeller, craignant les représailles, d’autant que ceux qui ont résisté ont eu de fâcheux accidents. La méfiance s’installe, chacun est tiraillé entre l’impuissance et la compromission. Et la fuite n’est pas une option pour ces fermiers qui y perdraient leurs terres et leur âme, comme l’explique Mickey, le voisin des Moore: “Partir, c’est juste une autre façon de crever.”
Le style dépouillé de Joan Samson rend le piège d’autant plus redoutable. Un huis clos au grand air. On suffoque avec eux, on se demande ce qu’on ferait à leur place. Sous le thriller bucolique qu’est Délivrez-nous du bien palpite un conte terrifiant qui met à l’épreuve la résistance morale. Pas facile quand le Mal, motif obsessionnel et récurrent de la culture américaine, revêt comme ici les habits et la rhétorique charmeurs et maléfiques du capitalisme sauvage. La jeune romancière avait déjà tout compris.
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