Décès de Toni Morrison, première Afro-Américaine Nobel de littérature
Toni Morrison, seule auteure afro-américaine à avoir reçu le prix Nobel de littérature, est morte « paisiblement la nuit dernière, entourée de sa famille et de ses amis » à l’âge de 88 ans, a annoncé sa famille. « La jeune génération ne s’intéresse pas à la mécanique raciste », nous disait-elle lors du grand entretien qu’elle nous accordait il y a quatre ans, à l’occasion de la sortie de son dernier roman, Délivrances. Le revoici.
Article initialement paru dans Le Vif/L’Express du 11 septembre 2015
« L’écriture m’a donné la chance d’être libre. » Prix Nobel de Littérature en 1993, Toni Morrison fait désormais partie du mythe américain, tant elle est partie de rien. Sa voix si particulière est souvent cantonnée à celle des Noirs alors qu’elle recèle une belle universalité. Engagée, l’écrivain ne cache pas son anxiété face à la recrudescence des actes racistes, estime que croire qu’Obama allait tout résoudre était un leurre mais reste optimiste parce « le racisme appartient aux vieux croûtons ». Intense, son nouveau roman Délivrances (Christian Bourgois) parle de la revanche d’une femme de couleur grâce au marché de la Beauté. Mais il lui est impossible de s’accepter si elle n’affronte pas ses colères et son passé. Autant de larmes, de peurs d’enfant, de sentiments enfouis et d’armes, dont on se sert pour affronter la vie.
Le Vif/L’Express: Ce nouveau roman s’intitule Délivrances. L’écriture en est-elle une?
Il y a tant de malheurs, de guerres, de violences et de folies politiques, rien que dans mon pays, que cette brutalité sociale est dure à encaisser. L’écriture étant privée, elle me permet de créer mon propre monde et de le gouverner à ma guise. Cet espace de liberté incarne un moyen de survie, je ne peux pas concevoir mon existence sans lui.
« Quels que soient nos efforts pour ignorer la vérité, l’esprit la reconnaît toujours et veut la clarté. » Quelle vérité, intérieure et extérieure, creusez-vous grâce à votre plume?
Chaque livre se veut différent, mais ici, j’explore l’ère contemporaine qui me semble si difficile à comprendre. La première partie du XXIe siècle s’avère confuse, instable et individualiste. Centrés sur leur ego, les jeunes auteurs parlent de leur nombril. On m’a demandé d’écrire mon autobiographie, quel ennui! Pourquoi revisiter mon existence que je connais si bien (rires)? Mes romans s’en éloignent pour plonger dans le monde extérieur et la quête humaine. Pourquoi sommes-nous là? Que se cache-t-il dans l’âme? Le rôle de l’écrivain consiste à exposer les choses ombragées ou cachées. Ma voix repose certes sur de petits bouts de mon expérience, mais cela ne suffit pas. L’art, la poésie, le langage et la sonorité sont indispensables à l’histoire.
L’un de vos personnages, Brooklyn, affirme qu’il « n’y avait personne à part moi pour s’occuper de moi, donc je me suis inventée ». Ecrire, est-ce une façon de vous réinventer?
Je ne suis pas assez intéressante pour ça, mais c’est une manière de titiller mon imagination. Brooklyn représente une jeune femme agressive, qui possède sa propre morale. Celle-ci la pousse vers le succès, quitte à blesser les autres. A l’instar des femmes d’aujourd’hui, elle est dans l’invention de soi face à une société qui leur inflige la honte, des restrictions ou une mauvaise estime de soi. Tous les personnages du roman finissent par accéder à la connaissance d’eux-mêmes ou de la vie. Ainsi, ils laissent derrière eux les blessures et les fardeaux de l’enfance. J’avais imaginé comme titre original La rage d’enfant, mais personne ne l’appréciait, alors on m’a imposé Que Dieu aide l’enfant. Mes protagonistes ont été maltraités par la vie ou par des gens, mais ils deviennent adultes en abandonnant l’enfance. J’avoue que je n’y suis pas encore parvenue (rires)! En tant que mère célibataire de deux fils, j’ai dû trimer et cumuler divers jobs pour m’en sortir, mais cela a aiguisé ma sensibilité.
Le roman s’ouvre sur une fillette au teint très foncé. Aussi sa mère soutient-elle que « sa couleur est une croix qu’elle portera toujours ». Quand avez-vous saisi que vous faisiez partie des « gens de couleur »?
J’ai grandi dans une ville sidérurgique multiraciale, parmi des gens d’Europe de l’Est, d’Irlande ou d’Italie. Il n’y avait pas de ghetto noir, mais je connaissais l’histoire des miens qui venaient du sud des Etats-Unis. En dépit de notre grande pauvreté, je n’ai pas ressenti l’impact raciste avant d’arriver au collège, à Washington DC. La ségrégation raciale et les bus, interdits aux « nègres », paraissaient si théâtraux. Or, cette réalité était plus sérieuse que je ne le pensais. Après, j’ai eu la chance d’intégrer l’Université Howard pour Afro-Américains, mais on y assistait à des hostilités envers ceux qui avaient la peau plus sombre. Sweetness, la mère de mon héroïne, trouve sa fille si noire qu’elle ne veut pas la toucher. Elle imagine son avenir pénible. Moi, je ressemble plutôt à ma mère qui refusait de juger les gens.
Pourquoi estimez-vous que « le racisme est ancré dans l’ADN des Américains »?
Lorsque son pays a été construit par des générations entières d’esclaves noirs, 250 ans durant, il n’est pas étonnant que les Blancs se sentent supérieurs. Même la Maison Blanche a été bâtie par des Noirs. Les Etats-Unis sont entrés dans la révolution industrielle grâce cette main d’oeuvre gratuite, or ils refusent d’admettre qu’ils l’ont fait sur le dos de gens sans droits ni argent. Des mouvements comme le Tea Party ne font qu’augmenter la discrimination sociale et raciale. Ils méconnaissent l’histoire américaine. Donald Trump (NDLR: un des prétendants à la candidature républicaine à la présidence des Etats-Unis) est l’incarnation même de ce genre de personnage odieux. Dans ce pays, la vertu et la bonté sont perçues comme des valeurs féminines, alors qu’elles sont essentielles à son bien-être.
L’Amérique d’aujourd’hui ressemble au Wild West!
Bien que les suprématistes blancs constituent une minorité, redoutez-vous qu’ils deviennent dangereux?
On est surtout coincé dans un pays qui vénère les armes à feu. L’amendement précise qu’on ne peut en détenir que si l’on fait partie d’une milice bien organisée, or cette « protection sociale » est dévolue à tout un chacun. Même une infime altercation entre voisins peut finir en tuerie. Les récents événements de Ferguson (NDLR: où des émeutes ont éclaté après le meurtre d’un Noir par des policiers blancs) révèlent un malaise inquiétant. La police est soi-disant entraînée pour nous protéger, mais au nom de l’autodéfense, elle abat un jeune Noir en lui tirant dans le dos. En tant qu’homme, j’aurais honte d’être un lâche! L’essai de Ta-Nehisi Coates, Between the World and Me (Entre le Monde et Moi, éd. Spiegel & Grau) revient sur la violence commise envers les Noirs aux Etats-Unis. Il y affirme que sa couleur de peau suffit à le rendre effrayant aux yeux d’autrui. Prenez ce gamin qui a massacré des Noirs dans une église de Charleston. Pendant une heure, il a assisté à la prière et a avoué « avoir hésité, tellement ils semblaient gentils », mais il « s’est senti investi d’une mission ». L’Amérique d’aujourd’hui ressemble au « Wild West » (une contrée sauvage).
Le Président Obama a-t-il échoué dans la lutte antiraciste?
C’était un leurre de croire que tout se résoudrait avec lui. Son élection symbolise le progrès en cours. Mais l’évolution reste lente. L’opposition fonctionne uniquement en l’écrasant. Voyez l’assurance-santé qui n’a pas pu passer alors qu’elle serait bénéfique pour tous. En agissant ainsi, l’opposition nuit à son propre pays. Je ne comprends guère ses motivations, mais ses discours et ses actes ne visent pas à venir en aide aux gens. Elle est prête à tout pour élire un Blanc, or il y a d’autres priorités. J’espère vivement que le Parti Démocrate vaincra. En Europe, ce n’est guère mieux. La montée du racisme et de l’antisémitisme me surprend. Elle semble exacerbée par les réseaux sociaux. Chacun a le droit de dire tout et n’importe quoi sur Facebook, or la plupart des gens sont ignorants. Ça m’inquiète qu’on puisse répondre à la folie des autres, et la répandre si facilement ensuite.
On est coincé dans un pays qui vénère les armes à feu.
Votre roman se situe à une époque où le racisme était institutionnalisé. Comment a-t-il évolué positivement depuis lors?
Ayant longuement enseigné à l’université, je reste optimiste. La jeune génération ne s’intéresse pas à la mécanique raciste. Elle ne se montre ni particulièrement libérale, ni progressiste, c’est juste que ça ne la passionne pas. Le racisme appartient aux vieux croûtons armés. Voilà pourquoi je suis persuadée qu’il va disparaître.
Pourquoi l’identité est-elle au coeur de tous vos romans? Pouvons-nous vraiment la modifier?
D’un point de vue scientifique, la race n’existe pas, il y a juste l’espèce humaine. Le racisme est profitable à certains individus. S’ils veulent s’élever socialement, ils ont besoin de s’appuyer sur la haine d’autrui. Ce roman nous rappelle que nous ne pouvons pas modifier notre identité, tant ce sont les forces sociales qui déterminent qui l’on est. Le processus identitaire me paraît passionnant, parce qu’il renferme notre singularité. Chacun n’est-il pas unique au monde?
Qu’en est-il de la beauté? Est-ce une forme de dictature et si oui, pourquoi votre héroïne en est-elle prisonnière?
La beauté n’est sûrement pas physique, mais intérieure. Bride rend sa couleur de peau glamour. Elle ne se sent jamais assez belle aux yeux de sa mère. A force de vouloir être tellement désirable, elle s’est enfermée dans une prison de couleur. Seul un homme, qui l’aime, pourra l’aider à se regarder autrement. Aujourd’hui, la féminité est synonyme de consumérisme et de nudité. Pourtant, la vision d’un simple mamelon suffit à choquer l’Amérique. Et dire que c’est la première chose que nous voyons ou suçons dans notre vie (rires)! Les standards de la beauté ont évolué. Avant, la minceur rimait avec laideur car elle évoquait les tuberculeux, mais aujourd’hui, ce sont les gros qui sont mal vus. Tout est une question d’argent, même la chirurgie esthétique qui se substitue à « la beauté naturelle ». La dictature est le mot qui convient à cet état d’esprit, mais elle est surtout prônée par les médias ou le cinéma. Dans la rue, la plupart des gens continuent à cultiver leur singularité.
De quoi vos personnages doivent-ils se libérer?
Cela ne m’intéresse pas d’écrire un roman sur un être parfait ou totalement heureux. Je préfère nettement m’attacher à ceux qui sont dans la quête de ce qui est vrai. Il n’y a que cette idée de progrès qui me passionne, parce qu’on tente tous de voguer entre les extrêmes de la vie. Comme le démontrent mes livres, je suis persuadée qu’on peut renaître à soi et apprendre beaucoup de choses malgré les difficultés. L’écriture et l’imagination m’aident à investiguer tout cela.
Pourquoi « la liberté n’est-elle jamais gratuite »?
La liberté n’a pas de prix, mais elle exige énormément de travail. Ainsi, mes romans nous encouragent-ils à ne pas être l’esclave de quelqu’un. La société nous prive souvent de la parole, en nous mettant dans de petites cases. Or, on ne se définit pas uniquement comme homme, femme, Noir, Blanc ou Mexicain. Soyons juste la personne qu’on doit être…
Délivrances, par Toni Morrison, éd. Christian Bourgois, 197 p.
1931 Chloe Anthony Wofford naît à Lorain, dans l’Ohio, aux Etats-Unis, le 18 février. Elle grandit dans une famille ouvrière très pauvre.
1949 Entrée à l’Université Howard, exclusivement réservée aux étudiants noirs. Une fois son diplôme de littérature en poche, elle enseigne dans diverses universités.
1964 Après son divorce, elle part vivre avec ses deux fils à New York, où elle devient éditrice dans la prestigieuse maison Random House.Elle y contribue au rayonnement des auteurs noirs, tout en enseignant à Princeton.
1970 Publication de son premier roman, L’oeil le plus bleu et succès avec Sula et Le chant de Salomon. Puis, Beloved décroche le Prix Pulitzer.
1993 Sacrée Prix Nobel de Littérature, elle se réjouit encore « de cette merveilleuse surprise. Quel honneur d’être la première femme américaine, après Pearl Buck ».
2015 Sortie du roman Délivrances (Christian Bourgois).
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