De Patti Smith à Eddy de Pretto, Arthur Rimbaud inspire encore et toujours
En 1873, Arthur Rimbaud publiait Une saison en enfer, son premier recueil. Cent cinquante ans plus tard, le poète précoce continue d’infuser l’air du temps et d’inspirer les artistes.
Parfois, les vies se déroulent à l’envers. Elles commencent par l’âge d’homme, ses coups d’éclat, ses fulgurances, ses coups de sang, pour tendre progressivement à l’innocence, à ce détachement absolu qui est peut-être la grâce. “Adieu chimères, idéals, erreurs.” Quand Rimbaud était enfant, il rêvait de “changer la vie”. Il se montrait audacieux, rebelle, libre, radical. On connaît la suite: à 21 ans, cet adolescent au génie précoce, comme vieilli trop tôt par une sorte de révélation divine, marque une rupture sans appel avec la poésie et s’impose le silence pour se confronter à “la réalité rugueuse” de la vie.
Octobre 1873, Rimbaud vient à peine de souffler sa 19e bougie. Dans la lignée de quelques poèmes publiés dans des revues littéraires confidentielles, le génie du vers récidive. Rimbaud porte une inspiration démentielle. Cela donne Une saison en enfer, publié il y a exactement 150 ans, et qu’on n’ouvre pas aujourd’hui encore sans éprouver ce plaisir unique d’avoir mal que procure la beauté blessée des poètes en quête du salut et de l’absolu. Une saison en enfer laisse des bleus au cœur. Ce poème en prose est une confession. On y trouve les questions d’un adolescent bohémien taraudé par Dieu, l’ennui, la religion, le travail, les valeurs morales. Tout cela dans une effervescence qui brame au tragique. À cette profondeur de pensée, Rimbaud sait allier un humour irrésistible et de saillantes autodérisions.
D’abord ce fut un four. Une saison en enfer, son premier recueil de poèmes, ou plutôt cette “espèce de prodigieuse autobiographie psychologique”, comme l’avait qualifié son complice Verlaine, est passé presque inaperçu lors de sa parution chez l’éditeur bruxellois Jacques Poot. Événement littéraire dont on ne mesura pas aussitôt la portée mais qui créait quelque chose de révolutionnairement nouveau: Rimbaud lie consubstantiellement vie et poésie; celle-ci devient une expérience totale de vie. Rimbaud pousse l’absolu poétique jusqu’à la démence.
Le purgatoire n’aura pourtant pas duré longtemps. L’œuvre fut vite sortie de la pénombre. “Progressivement, deux grandes interprétations de l’œuvre s’étaient dégagées, autour de fervents lecteurs catholiques, comme Claudel, auteur d’une célèbre préface en 1912, où il qualifiait Rimbaud de “mystique à l’état sauvage”, ou autour du groupe surréaliste, animé par André Breton et Louis Aragon”, contextualise Adrien Cavallaro, maître de conférences à l’Université Grenoble Alpes et spécialiste de la poésie des XIXe et XXe siècles.
Cent cinquante ans plus tard, on se délecte que cette cinquantaine de pages de poésie en prose ne soit plus confinée aux clubs des poètes ni dans les revues et cercles confidentiels. Une saison enfer, et l’œuvre de Rimbaud en général, c’est désormais la Maison du Peuple. Tout le monde y puise: les jeunes en révolte, les déboussolés en quête d’absolu, les éternels insatisfaits de ce bas monde et sa médiocrité consumériste, et surtout les artistes. La littérature? Les rimbaldiens sont légion. Un court florilège: André Breton, père du surréalisme, Yves Bonnefoy, poète majeur du XXe siècle, la poétesse Nathalie Quintane, ou encore l’écrivain Yannick Haenel, auteur d’une précieuse préface à la réédition d’Une saison en enfer parue à l’occasion de ce 150e anniversaire chez Gallimard. Les arts plastiques? On pense spontanément à Ernest Pignon-Ernest qui, “parmi les précurseurs français de l’art urbain, avait orné les murs de Charleville (ville natale de Rimbaud, NDLR) et de Paris de silhouettes de Rimbaud à la fin des années 1970, permettant aux passants de rencontrer le poète au coin de la rue”, analyse Denis Saint-Amand, chercheur qualifié du FNRS à l’université de Namur et codirecteur de la revue d’études rimbaldiennes Parade sauvage.
Néanmoins, la part du lion de l’influence rimbaldienne revient naturellement au domaine musical, francophone a fortiori, où “Rimbaud a été tantôt mis en musique tantôt fictionnalisé par des artistes aussi variés que Barbara, Léo Ferré, Brigitte Fontaine, Indochine et Hubert-Félix Thiéfaine, ou encore, tout récemment, par Eddy de Pretto, qui retient surtout le couple queer qu’il a pu former avec Verlaine, poursuit Denis Saint-Amand. Il est frappant de constater que Rimbaud a eu une réception particulièrement fructueuse dans le domaine du rock: Jim Morrison, Bob Dylan, ou Patti Smith (lire ici), par exemple, ont été inspirés par son œuvre et sa trajectoire, parfois par le truchement de la beat generation, qui a contribué à importer sa mythologie aux États-Unis.”
Chef de file d’une sédition incandescente contre l’espèce entière, Rimbaud s’insurge contre tout: la famille, la science, la révolution industrielle, les “horreurs économiques”, le “paysage immonde”… Tout y passe. C’est précisément cet esprit de révolte qui l’a érigé comme icône de la rébellion. De façon générale, ce qui séduit ces artistes, “c’est l’imaginaire du jeune homme révolté, mais aussi celui du voyageur, incapable de tenir en place et qu’on a élégamment surnommé “l’homme aux semelles de vent”, analyse Denis Saint Amand. On sait que le rock, qui a longtemps été un mouvement associé à la révolte, a aujourd’hui perdu de sa force de frappe et est délaissé au profit du rap par les jeunes génération. Or, dans le rap, quand Rimbaud est cité ou évoqué, ce qui arrive rarement, ce n’est plus comme rebelle mais comme classique, comme élément participant d’une culture scolaire -ou alors pour la ressemblance que son nom permet avec celui de Rambo… C’est révélateur d’une évolution de la réception du poète.”
Au-delà du milieu artistique, ce que révèle ce succès aujourd’hui, c’est sans doute la façon dont on reste attachés à une certaine idée de la poésie et de la littérature, et du mode de vie qu’elles impliquent à travers de telles figures. Rimbaud en est l’emblème: “Jeunesse, génie précoce, révolte, synthétise Adrien Cavallaro. Peut-être faudrait-il dire : avant-hier -première moitié du XXe siècle-, poète révolté; hier -années 1960-70-, icône d’une contre-culture; aujourd’hui, classique de la révolte, c’est-à-dire tout autant poète du panthéon littéraire que produit culturel, sans que l’expression soit simplement péjorative.” On notera aussi qu’une certaine part du mythe lié à Rimbaud ressemble à celui d’une rock star. “Poète hyper doué et frondeur, queer, éternellement jeune -sa précocité et son abandon de la littérature à l’âge de 20 ans font que la jeunesse est l’une des premières caractéristiques qui lui est associée-, doté d’une gueule d’ange sur la célèbre photographie prise par Carjat en 1871, voyageur obstiné, Rimbaud a tout pour attirer, explique Denis Saint-Amand. Il faut aussi tenir compte de la façon dont on rencontre le poète: pour beaucoup, ça se passe en classe de français, dans le secondaire, où Rimbaud peut apparaître comme un élément perturbateur en regard de ses confrères et se révéler en cela sympathique. Car -il importe de le préciser- l’adhésion à l’égard de Rimbaud dépasse largement le milieu artistique: nombreux sont les admirateurs et admiratrices du poète qui lui écrivent, aujourd’hui encore, en adressant leurs lettres au cimetière de Charleville.”
Cette réception féconde souffre parfois de certaines distorsions. En substance, l’imaginaire du jeune poète rebelle supplante les textes et l’œuvre en elle-même. Et si certains fréquentent les textes, comme le groupe Les Chevals Hongrois, qui a notamment proposé de revisiter les textes du poète sur des instrus de Lunatic, d’autres “sont plus fétichistes et se concentrent sur une représentation -parfois bien lacunaire- du poète”, déplore Denis Saint-Amand. “Chez les contemporains, la part de l’image, par rapport à l’œuvre, s’est considérablement accentuée, corrobore Adrien Cavallaro. Il y a au fond deux voies par lesquelles se perpétuent ce qu’Aragon appelait “l’œuvre et l’exemple” de Rimbaud. La libre réappropriation d’une vie ou d’une image fantasmée de Rimbaud, indépendamment de ses textes: de ce point de vue, la célèbre photo d’Étienne Carjat et ses multiples reprises, par exemple par Ernest Pignon-Ernest, sont emblématiques. Rimbaud acquiert dans ces compositions un statut proprement iconique, au sens que les industries culturelles modernes peuvent donner au terme, mais aussi au sens religieux. Sans doute la parution de certaines BD récentes -comme Rimbaud l’indésirable de Xavier Coste ou Voleur de feu de Damien Cuvillier- témoigne-t-elle aussi de cette importance acquise par l’image.”
Aussi roborative et inspirante que soit l’image qu’on se fait de Rimbaud, rien ne vaut le contact direct avec le texte rimbaldien. “C’est simplement cette lecture attentive d’un très grand poète, dans toute l’étendue de son œuvre, qui mériterait d’être remise à l’honneur, insiste Adrien Cavallaro. Et de poursuivre: “Que l’on fasse accueil à un certain plaisir de ne pas comprendre, pour accéder progressivement, au fil des relectures, au plaisir d’une écoute du texte poétique; que l’on fasse accueil aussi à l’“immensité” -c’est un mot du poème Génie– de l’ambition qui a été celle de Rimbaud de “changer la vie”.” Rimbaud, en effet, c’est aujourd’hui plus que jamais qu’il recommence à nous parler. Parce que Rimbaud, visionnaire, poète, et penseur, c’est d’abord ce professeur de liberté qui a refusé la soumission et les égarements de l’ère moderne. Peu d’esprits auront comme lui éclairé leur temps et auront été à ce point, plus que les sociologues et les politologues, au cœur du monde de leur époque. Les grands observateurs et analystes de la réalité, une fois de plus, ce ne sont pas les “réalistes”. Non, ce sont les poètes.
“Une saison en enfer est une œuvre qui ne ressemble à aucune autre”
Spécialiste réputé de l’œuvre de Rimbaud, professeur à l’Université Paris-Sorbonne, formé à l’ULB, André Guyaux décrypte Une saison en enfer et en donne à voir l’inépuisable originalité.
D’abord, à quoi fait référence ce titre assez énigmatique de Une saison en enfer?
André Guyaux: Il faut d’abord entendre la dimension parodique d’un tel titre. Rimbaud dit “une saison en enfer” comme on dit “une année dans le Sahel”, “un hiver dans les Pyrénées” ou “des vacances en Bretagne”, en associant une période à un lieu. Il a aussi à l’esprit toute une tradition littéraire fantasmant sur l’enfer, de l’Énéide à Dante et au-delà. Il est un infatigable lecteur. En mai 1873, il demande à son ami Delahaye de lui envoyer le Faust de Goethe, où il y a une vision de l’enfer. Et dans toute cette littérature, et dans le texte de Rimbaud, l’enfer est une métaphore de la vie. En l’occurrence de la vie qu’il a vécue dans les mois qui précèdent le drame de Bruxelles, en juillet 1873. Ce qu’il vise essentiellement, et qui constitue un chapitre central de son livre, c’est le “drôle de ménage” avec Verlaine, son “compagnon d’enfer”.
Qu’est-ce qui distingue, dans la forme Une saison en enfer par rapport aux autres œuvres de Rimbaud? Autrement dit, comment l’inscrire dans l’économie générale de l’œuvre de Rimbaud?
Une saison en enfer est une œuvre qui ne ressemble à aucune autre, et qui n’a rien de comparable dans les écrits de Rimbaud. C’est du théâtre et du récit, un poème en prose fragmenté et une petite épopée, une autobiographie et une profession de foi. Le ton est tantôt celui d’un prédicateur, tantôt celui d’un conteur burlesque. C’est un livre rétrospectif et prospectif, qui remonte aux origines (“mes ancêtres gaulois”) et progresse vers un “Adieu”.
On sait qu’une partie au moins de ce recueil a été conçue et écrite à Bouillon. Le poème a été aussi édité chez l’imprimeur bruxellois Jacques Poot. Quelle est l’influence de la Belgique sur Rimbaud? Et se reflète-t-elle en particulier dans ce recueil?
La Belgique, pour Rimbaud, c’est d’abord la direction de ses premières fugues, à travers les Ardennes, traversées par l’infatigable marcheur qu’il était, égrenant “dans sa course des rimes” (Ma Bohème). Il fallait passer la frontière et, à l’époque, il y avait des douaniers, volontiers inquisiteurs. La Belgique, après les longues marches, c’est aussi le bonheur de l’escale, à la Maison verte à Charleroi -un lieu de mémoire connu dans le monde entier, qui existait encore il y a quelques années et que les irresponsables qui gèrent la ville ont livré aux démolisseurs en 2013. La Belgique, enfin, c’est Bruxelles, et le coup de revolver de Verlaine le 10 juillet 1873, et la fuite, le rapatriement à Charleville, puis à Roche, dans la ferme que sa famille possédait, où il achève Une saison en enfer avant de l’envoyer à un imprimeur de la rue aux Choux, Jacques Poot, spécialisé non pas en littérature mais dans les textes juridiques.
On présente souvent Rimbaud comme le poète moderne par excellente. Dans quelle mesure a-t-il révolutionné la poésie?
Il faut se méfier des idées reçues dans ce domaine. Comme tous les grands poètes, Rimbaud maîtrise les formes et il a intégré les traditions. Il les bouscule, il y met sa liberté créatrice. Les poètes de l’après-romantisme, à commencer par Baudelaire, suivi par Mallarmé, Verlaine et Rimbaud, sont plutôt des précurseurs, qui connaissent les règles et en jouent sans les lâcher complètement. Le cap du vers libre, par exemple, sera franchi un peu plus tard, à partir de 1886, et par des poètes qui n’ont pas l’envergure de Baudelaire ou de Rimbaud.
Sur le fond, Une saison en enfer semble porter sur plusieurs thèmes et sujets. Quel en est le fil conducteur, la matrice commune?
Le fil conducteur, c’est le besoin de rupture, le désir d’ailleurs, qui conduira Rimbaud vers d’autres continents. S’il fallait paraphraser sommairement le moteur à la fois de son œuvre et de sa vie, je dirais: je raconte qui je suis, mais je n’en peux plus, je me débarrasse de la défroque de mon existence antérieure, et je m’en vais.
D’une manière générale, dans quelle mesure Rimbaud en général et Une saison en enfer en particulier peuvent-il nous éclairer sur le monde d’aujourd’hui?
Rimbaud nous éclaire en général sur ce que Baudelaire a théorisé sous le nom de malentendu. Un poète est nécessairement incompris. Il doit s’en aller. Il nous éclaire également sur l’illusion de l’ailleurs. Son époque est celle des conquêtes coloniales. Il y a pris sa part en observant sous son regard de misanthrope l’inadéquation entre colonisateurs et colonisés. Sa correspondance en témoigne.
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