Gaël Faye remporte le Prix Renaudot avec Jacaranda, une immersion dans la mémoire du génocide rwandais
Le prix Renaudot 2024 a été attribué à Gaël Faye pour son deuxième roman, « Jacaranda ». Dans cet ouvrage, l’écrivain et rappeur français plonge dans la mémoire du génocide rwandais. Au-delà d’un combat contre l’oubli, le livre porte aussi l’espoir d’une nouvelle génération à dépasser les ombres tenaces du passé.
Huit ans avant Jacaranda, quand paraît en 2016 Petit pays, Gaël Faye ne s’attendait pas au succès qui allait suivre. Proche de son histoire familiale et personnelle, le récit suivait l’exil contraint d’un jeune garçon, fils d’une Rwandaise et d’un Français s’extirpant avec sa famille d’un Burundi en pleine guerre civile. Le livre reçoit le Goncourt des Lycéens, synonyme d’une diffusion énorme dans l’Hexagone, et a été adapté en film et en BD.
Avec Jacaranda, l’auteur-compositeur-interprète creuse le sillon d’une histoire intime marquée par les événements tragiques de l’Afrique des Grands Lacs, ici singulièrement le génocide des Tutsis en 1994. Sans être autobiographique mais inévitablement en lien avec son vécu, ce deuxième roman sans esbroufe, porté par la précision des paroles rapportées dans des récits de vie souvent durs, nous invite à marcher dans les pas de Milan, jeune Franco-Rwandais parti à Kigali pour percer les silences de sa mère qui n’a jamais évoqué son pays d’origine, les raisons de son départ et sa famille. Là, il y a Claude, le petit frère oublié, et Sartre, esprit singulier et bohème aux secrets tus mais pas oubliés. Il y a aussi Stella, jeune fille qui croit en la force du témoignage comme garant de la mémoire. Dans ce roman choral, l’heure est venue d’aller de l’avant, l’avenir ne devant pas non plus être soumis aux seuls drames du passé. Il reste bien des vies à vivre pour la jeunesse rwandaise qui, dans ce livre, tente d’aller de l’avant dans un Pays aux mille collines à la croissance économique fulgurante et aux opportunités grandissantes malgré un contexte politique et international aux zones d’ombre tenaces.
Et c’est au jacaranda devant la maison de Stella, arbre aux fleurs lavande (déjà cité par Gaël Faye dans son EP Mauve Jacaranda en 2022) qui plante ses racines dans la terre et dans les mémoires, d’en être le témoin. Arbre totem, arbre refuge, arbre cimetière et arbre filiation. « Enfant, je n’avais jamais vu de neige. Et quand il y avait du vent et que toutes les feuilles tombaient, ça donnait l’impression qu’il neigeait parce que ça formait un tapis de feuilles et de fleurs. Et puis, ça a toujours été un mot dont j’adore la sonorité. C’est lié à des souvenirs. » La musique des mots en plus de celle des notes. Rencontre.
Jacaranda, c’est avant tout l’histoire d’un déficit de dialogue entre Milan et sa mère rwandaise, qui ne lui a jamais vraiment parlé de ses origines, des raisons de son arrivée en France. Y a-t-il urgence à renouer ce dialogue selon vous?
Je pense qu’il y a beaucoup de choses qui vont se jouer dans les années à venir. 70 % des Rwandais ont moins de 30 ans. Une génération qui a connu le génocide et aussi les années antérieures dans sa chair va peu à peu s’éteindre, une nouvelle génération va prendre le relais. Ce qui se dit dans les familles, ce qui se dit aussi à une échelle plus nationale va avoir des répercussions importantes sur l’avenir et sur les décisions qui seront prises. Est-ce qu’on va suffisamment faire comprendre à la nouvelle génération son histoire, d’où elle vient pour ne pas que ça se reproduise? Est-ce qu’on ne va pas non plus trop figer l’histoire autour de cet événement et empêcher cette génération d’éclore avec sa propre réalité? C’est toute cette tension qui traverse la société et qu’il est intéressant de discuter aujourd’hui.
Dans le roman, ce que l’on apprend du passé se fait via des témoignages de différents personnages, aux procès des gacaca, les tribunaux populaires mis en place dans le processus de reconstruction nationale, aux commémorations, sur des cassettes audio aussi. C’est une parole livrée, ininterrompue… Une forme choisie?
Ce qui m’a toujours fasciné au Rwanda, c’est cette capacité que les gens ont à se raconter. Dans mon documentaire réalisé en 2022 Le Silence des mots, je donnais la parole à des femmes survivantes qui avaient subi des viols. Et l’accord qu’on avait eu entre entre elles et nous était de les laisser parler face à la caméra sans les interrompre et sans poser de questions. Ces dames qui pour la plupart étaient des paysannes, qui n’avaient quasiment pas été à l’école, étaient capables de parler pendant trois heures sans s’arrêter avec une cohérence et une construction dont on serait incapable, je pense, nous ici en Europe avec notre français. Le génocide m’est arrivé comme ça, par le témoignage. Quant aux gacaca, ils ont ramené un sens de la justice, mais aussi un sens de société. Ils ont permis d’éclaircir le rôle des uns et des autres. Et ça, c’est autant bénéfique pour la victime que pour le bourreau, parce que le bourreau, ça lui permet de payer sa dette et une fois qu’il paye sa dette, il peut à nouveau être réintégré dans la communauté.
Pour Milan, plus « petit Français » que Rwandais, il est essentiel d’être sur place pour comprendre. Pour vous qui vivez là-bas, il était aussi important d’y retourner vivre?
C’est sûr que sur place, il y a des choses qu’on ne peut pas voir en étant vacancier. On ne peut pas comprendre l’intimité des gens. Parce qu’en plus, comme j’explique aussi, c’est une culture de la retenue. Ça désarçonne tellement que, parfois, les gens y voient la terreur d’une population vivant sous le joug d’une dictature impitoyable qui les empêcherait de parler. Non, c’est culturellement comme ça, c’est une manière d’être. Il n’y a pas d’autres mots.
On vous sent comme porté par une responsabilité à parler du Rwanda suite au succès de Petit pays. Vous vous sentez investi comme ambassadeur?
On n’est pas tant que ça à parler depuis cette région et à avoir de l’écho au-delà des frontières du pays. On devient des ambassadeurs malgré nous, en nous adressant à un public qui n’a jamais entendu parler de cette histoire. Moi, c’est ma toile de fond. Je ne suis pas là pour vanter le Rwanda ou pour pour en faire une carte postale. Mais c’est une réalité que je connais. On ne demande pas à un écrivain français ou belge pourquoi il écrit sur la France ou la Belgique. Ce qui compte, c’est le questionnement des personnages, la traversée de leur vie. Et moi, c’est à ça que j’ai assisté. Et c’est passionnant parce que d’un point de vue romanesque, il n’y a rien à inventer. Le réel dépasse la fiction. Donc j’ai envie d’être témoin de ça. Parce que si je n’écris pas ça, ça n’existera pas. Des œuvres m’ont aidé à y voir plus clair. Je pense au Groupov, ce collectif belge qui avait fait Rwanda 94 (spectacle-fleuve collectif sur le génocide mis en scène par Jacques Delcuvellerie en 2000, NDLR). Quand je vois ça à 18 ans, d’un coup, toute mon histoire personnelle prend du sens. Tout ce qu’on ne me racontait pas, maintenant c’est clair. Il y a eu un avant et un après et j’ai envie de me mettre dans les pas de ces œuvres qui peuvent dessiller un peu, rendre un peu plus clair.
Comment anticipez-vous la réception de ce roman au Rwanda par celles et ceux qui ressemblent à vos personnages?
C’est plus une espérance, surtout vis-à-vis de la nouvelle génération, celle de Stella. J’ai l’impression qu’il peut lui manquer quelques clés de lecture et que les livres comme le mien participeront peut-être à une réflexion. J’espère aussi que ça va les autoriser aussi à se raconter, à raconter leur société, leur point de vue depuis leur génération. Je pense que c’est très important après 30 ans. Et même si on devra continuer à écrire sur le génocide et qu’on en aura jamais fait le tour, c’est important qu’il y ait des récits de l’après.
Par Nicolas Naizy
Fort de l’énorme succès de Petit pays (Goncourt des lycéens 2016 et adapté en film et en BD), l’écrivain et chanteur Gaël Faye plonge dans les multiples héritages sombres du génocide des Tutsis de 1994. Par l’entremise d’un personnage franco-rwandais qui découvre le Rwanda, le rappeur joue les passeurs en évoquant les horreurs de l’Histoire, mais mise aussi sur une génération d’après qui travaille à son émancipation des fantômes du passé. Une mission courageuse grâce à une galerie de personnages forts.
Jacaranda ***(*), de Gaël Faye, éditions Grasset, 288 pages.
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