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Romcom de David Nicholls. Editions Belfond, traduit de l’anglais par Sarah Tardy, 416 p.
La cote de Focus: 4/5
A 38 ans, Marnie vit seule dans un 35 m2 au sud de Londres. Sans crier gare, le vide s’est installé autour d’elle: son éphémère mari s’est fait la belle et ses amis se sont dispersés au fil des années. Pour ne rien arranger, elle travaille comme correctrice-préparatrice indépendante dans l’édition, ce qui signifie qu’elle passe le plus clair de son temps enfermée chez elle. Avec le risque que «cet état pourrait bien devenir permanent, comme une tache qui s’imprègne dans le bois».
A plusieurs centaines de kilomètres de là, à York, Michael expérimente lui aussi le célibat depuis le départ de son ex, Natasha. Ce quadragénaire, prof de géo, ne s’en remet pas. Déprime, isolement et léger laisser-aller rythment sa vie et ses pensées sombres.
Malgré eux, ils vont se retrouver embarqués dans une randonnée au long cours. Au départ, Michael avait prévu de traverser le pays en solo d’ouest en est, un défi sportif en forme de pénitence. Mais son amie Cleo, craignant pour sa santé mentale, lui impose sa présence, celle de son fils Anthony, et de deux autres célibataires: Marnie, la citadine pur jus donc, et un pharmacien bellâtre qui prend l’affaire très peu au sérieux, se pointant en jeans et baskets. Si l’attention de la jeune femme se porte dans un premier temps sur ce dernier, à mesure que les personnalités se révèlent face aux épreuves, elle va se découvrir des affinités –un sens de l’autodérision aiguisé notamment– avec ce barbu un peu bourru qui fait une «fixette sur les cailloux». Surtout qu’ils se retrouvent bientôt seuls à poursuivre l’aventure pédestre.

Entre les mains d’un écrivain moyen, ce pitch aurait donné une jelly indigeste. Mais saupoudré d’humour anglais et farci de dialogues hilarants, cette «romcom» se révèle aussi addictive et piquante que des chips au vinaigre. L’alternance des deux voix provoque de savoureux télescopages. Si on pense à Coup de foudre à Notting Hill pour le flirt, les mauvais choix, on pense surtout au regretté David Lodge pour l’art de cerner avec une fausse légèreté la nature profonde des personnages, et pour le portrait croustillant de cette Angleterre rustique, ses pubs, ses hôtels désuets. Alors que les paysages défilent, nos deux écorchés n’en finissent pas de repousser l’inévitable. Et tout du long, on se régale des métaphores caustiques qui s’accordent avec la météo grincheuse, celle du ciel et des sentiments. Jubilatoire.
L.R.
La plus que lente
Roman de Jérôme Aumont. Editions Christian Bourgois. 152 p.
La cote de Focus : 4/5
A 12 ans, Nicolas pourrait faire les 400 coups, mais il demeure empêché par son âge où tout lui est interdit d’avance. Pas le plus dégourdi, le jeune adolescent aspire à appartenir à quelque chose, une famille… Sa mère semble toujours absente dans ses pensées, son père échoue à lui transmettre le fiel de l’envie. La discrétion du garçon l’empêche encore de se formaliser au sujet de cette solitude qui l’étreint, de sa différence. Cet été, la main de Marc dans la sienne, le silence posé sur leur bouche lui intiment qu’il lui faudra épouser ses premiers mensonges d’adulte. «On ne s’étreint pas en vain. […] Le Seigneur ne tolère pas ces simagrées.» Les vacances dans le village de sa grand-mère constitueront une échappée. Surtout chez Zazie, senior coquette et originale chez qui les émotions ne sont pas proscrites. Nicolas boit ses paroles et son chocolat chaud, le meilleur du monde.

Jérôme Aumont (Un empêchement) orchestre une valse à quatre temps pour dire combien on aime soudain tout ce qui nous échappe. On retrouve son personnage à 24, 38 puis 54 ans. Nicolas termine sa maîtrise de lettres, devient enseignant, vit avec Christian. Demeure toujours en lui ce petit garçon inquiet, toujours prêt à être démasqué. Epluchant à l’économe le paysage de l’enfance, ses cachettes, ses replis, l’auteur enregistre les menues jalousies et les colères ineptes, le son des bouteilles de cidre qui s’entrechoquent, ce téléphone qui soudain pèse des tonnes, les affranchi(e)s qui savent dire maman devant un parfait étranger. La plus que lente est une ode aux mères protectrices, aux mots d’amour empêchés, ravalés dans toute leur immensité. Le prunier ne donne rien cette année? Tant pis. Avec une délicatesse bouleversante, couvant son secret, la fluidité des arabesques de cette valse lente cueille son lecteur en plein cœur.
F.DE.
La Nuit sur commande
Récit de Christine Angot. Editions Stock, 180 p.
La cote de Focus: 4/5
«Le lien entre ce qui m’est arrivé et n’importe quoi que j’écris doit toujours être établi, sinon les choses s’écrivent sur du vent, […] comme par quelqu’un qui n’aurait pas vécu.» Quand la collection «Ma nuit au musée» propose à Christine Angot de prendre part à l’exercice littéraire qui consiste à livrer le compte rendu d’une déambulation nocturne dans un temple de l’art, l’autrice hésite, avant d’accepter. Mais pour elle, la commande est intimement liée à l’ordre, l’ordre à la domination, la domination à l’inceste subi de la part de son père. Alors Christine Angot contourne l’obstacle.

Du lieu choisi (la Bourse de commerce à Paris, «lieu de pouvoir qui a pris le relai des institutions publiques»), elle ne parlera vraiment qu’à la toute fin de La Nuit sur commande, pour s’en échapper très vite. Le texte, lui, abrite ses précieuses réflexions sur la place de l’argent et de la classe sociale dans le rapport à l’art, en particulier contemporain, et sur son rapport personnel à l’écriture, qui pour elle ne peut se concevoir comme l’objet d’une demande, mais bien le fruit d’une nécessité.
A.E.