Rachel Kushner, autrice: «Le monde se dirige vers l’extinction dans une décapotable rutilante»

Pour écrire Le Lac de la création, Rachel Kushner avait «besoin d’un diable qui piétine» tout ce qu’elle trouve sacré. © Chloe Aftel
FocusVif.be Rédaction en ligne

Rachel Kushner livre avec Le Lac de la création un polar philosophico-anarchiste qui pose un regard aussi généreux qu’acerbe sur le monde contemporain.  

Comment et pourquoi une autrice américaine ayant grandi entre l’Oregon et la Californie décide de situer un roman d’espionnage partiellement inspiré par Jean-Patrick Manchette dans une sorte de ZAD perdue au cœur de la Guyenne? «Il se trouve que je passe tous les étés dans cette région de France depuis de nombreuses années. Même si j’ai fictionnalisé les lieux, ils sont très proches de la réalité. C’est un territoire fascinant, où la préhistoire a une présence vivante. On peut y visiter des cavités qui ont servi d’abri à des hommes il y a 60.000 ans! J’ai un jour déjeuné avec un fermier qui m’a tendu un outil, et m’a dit: « Cet outil a 500.000 ans. » C’est comme si ces gens avaient une conversation ouverte avec le passé, et j’ai eu envie d’y entrer.» 

«C’est comme si ces gens avaient une conversation ouverte avec le passé, et j’ai eu envie d’y entrer.» 

La prise de pouvoir d’Homo sapiens

Et de fait, elle y entre dès les premières lignes du livre: «Les hommes de Néandertal étaient sujets à la dépression, disait-il.» C’est Sadie Smith, la narratrice, qui rapporte les mails qu’elle lit en secret de Bruno Lacombe, leader malgré lui de la communauté écomilitante que la jeune femme, à la solde de commanditaires pour le moins nébuleux, a pour mission d’infiltrer. «Le livre parle d’un groupe de gens inspirés par un mentor, formaté par la Seconde Guerre mondiale, époque à laquelle le jeune Parisien qu’il était a été envoyé à la campagne, et par son adolescence de petit délinquant qui voit son regard sur le monde changer quand il croise la route de Guy Debord. Quand il comprend que les ouvriers ne sont en fait pas des sujets révolutionnaires, et que le capitalisme est devenu un système tellement souple, tellement sophistiqué qu’il n’est pas près de disparaître, il retrouve un esprit de résistance en se retirant dans la campagne, dans la culture paysanne.»

Il ne s’agit pas ici d’imaginer une utopie, mais plutôt de regarder vers l’avenir avec un œil dans le rétroviseur. «Bruno souligne que l’on se dirige vers l’extinction dans une décapotable rutilante. Ce n’est pas l’analyse d’un utopiste, c’est celle d’un réaliste, un pragmatique. Depuis que j’ai écrit le livre, on roule encore plus vite vers l’extinction me semble-t-il. Le monde est en crise, l’humanité fonce vers l’inconnu, assise à la place du mort. On peut se demander comment sortir de la voiture. Pour Bruno, cela passe par revoir notre façon d’envisager le passé, pour le rapprocher de nous, et voir le progrès humain comme s’inscrivant dans le temps long. Au lieu, comme l’ultragauche, de dire que les choses ont commencé à dérailler avec la révolution agricole, il pointe la prise de pouvoir d’Homo sapiens sur Néandertal il y a 38.000 ans.»

«Le monde est en crise, l’humanité fonce vers l’inconnu, assise à la place du mort.»

Mais cette approche proactive d’un possible réenchantement est contrebalancée par le personnage de Sadie, poil à gratter de nos certitudes, elle-même pas exempte de contradictions. «Sadie, c’était ma porte d’entrée dans le livre. Si je l’avais écrit selon mon seul point de vue, à savoir une grande sympathie pour ces jeunes gens partis s’installer à la campagne, cela n’aurait pas généré le bon genre de tension artistique. J’avais besoin d’un diable qui piétine tout ce que je trouve sacré. Un regard d’outsider, avec une sensibilité sauvage et individualiste, américaine en somme. La rencontre de ces deux points de vue m’intéressait. Sadie, du moins au début du livre, est profondément cynique, peut-être même nihiliste. Elle ne croit absolument pas en la possibilité de rendre le monde meilleur.»

Sadie a une autre fonction dans le récit. Narratrice peu fiable (le fameux unreliable narrator cher à la littérature postmoderne), elle amène de la fiction, puisqu’elle doit elle-même raconter des histoires, imaginer ses propres légendes. «C’était d’autant plus plaisant d’écrire son personnage que je m’étais donné comme règle de ne jamais parler de son enfance, de là où elle vient, de ne la présenter qu’à travers ses missions passées, donc ses couvertures.»

Une résonance hypercontemporaine

L’héroïne d’un néopolar qui emprunte à Manchette son goût pour «une critique sociale radicale ». Du romancier français qui a renouvelé le genre dans les années 1970, l’écrivaine américaine aime les «romans très drôles et très sophistiqués, avec une certaine dose de cynisme mais sans nihilisme. Un réaliste qui peut inviter la brutalité du monde dans ses livres mais qui peut aussi être très tendre. Un rêveur, en fait». Sadie est un personnage romanesques par sa capacité à s’inventer des vies, donc, confronté à une sorte de philosophe qui s’est extrait du monde. «Le défi, c’était que la partie consacrée à Bruno semble aussi urgente que le récit au présent de Sadie, d’éviter que l’on ait envie de se dépêcher de lire ses passages. Pour moi, l’histoire principale est celle de Bruno, bien qu’elle ne soit pas au cœur de l’action. Quand j’ai commencé à écrire, j’avais une image mentale de Bruno collant l’oreille au mur de sa cave, et qui pense entendre comme via une transmission radio la voix des hommes et des femmes de Néandertal. Je voulais écrire ce personnage, sans qu’il ait l’air fou. Au bout d’un moment, Sadie ne lit plus les mails de Bruno pour essayer de saboter la communauté, mais parce que Bruno est son seul compagnon dans la réalité. C’est comme s’il lui apprenait à regarder le monde autour d’elle. Lui ne sait pas qu’elle existe, mais elle pense souvent à lui, et bizarrement, il finit par avoir un effet sur elle.»

«J’ai un sentiment d’intimité étrange avec les humains préhistoriques, comme s’ils étaient une version pure de nous.»

Bien que le livre ait une résonance hypercontemporaine (on pense par exemple aux événements récents autour des mégabassines de Sainte-Soline, qui ont pourtant eu lieu alors que l’écriture était quasiment achevée), il ouvre une fenêtre sur un passé très ancien. «Comme Bruno, j’ai un sentiment d’intimité étrange avec les humains préhistoriques, comme s’ils étaient une version pure de nous. Un peu comme le concept de l’Urtext allemand, notre version originale, en quelque sorte. J’aime l’idée que nous pourrions comprendre, grâce à eux, comment être fidèle à une forme de vie platonicienne, comment mener une vie meilleure. Une sorte de fantasme d’un temps d’avant la chute

 

ROMAN

Le Lac de la créationde Rachel Kushner

Stock. 468 p.

La cote de Focus: 4/5

Sadie Smith, ex-agente du FBI, débarque dans le Sud-Ouest de la France, au cœur d’une communauté éco-activiste qu’elle va tenter d’infiltrer pour mieux la faire exploser. Au fil de sa mission, pourtant, elle développe une étrange fascination pour la pensée de Bruno Lacombe, ermite et mentor qui réfléchit le futur en tentant d’établir une connexion avec nos ancêtres de Néandertal. Remarquée avec ses romans revisitant l’histoire des Etats-Unis et leur rapport au monde (Télex de Cuba, Les Lance-flammes, Le Mars Club), Rachel Kushner s’aventure sur le Vieux Continent avec ce captivant roman noir qui en observe les remous avec une ironie faisant souvent mouche, mais aussi avec une curiosité sincère pour ceux qui tentent, dans un ultime baroud d’honneur, de penser l’avenir de notre civilisation hors du capitalisme.

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