Critique livres | Dans « Deux innocents », Alice Ferney décortique une société puritaine
Alice Ferney, Actes Sud
Deux innocents
320 pages
Autrice prolifique, Alice Ferney se base sur un drame véridique pour Deux innocents: un enfant différent et une enseignante pas dans la norme au sein d’une société désormais hantée par le soupçon, le jugement et un certain puritanisme…
Une descente aux enfers, ou plutôt un chemin de croix. Celui de Claire, enseignante supplétive dans une école destinée aux adolescents différents, d’une femme gironde qui déborde d’affection pour des enfants dont la demande dans ce domaine est criante. Alors, lorsqu’un nouvel élève, Gabriel, rejoint sa classe au début de l’année, la croyante Claire ouvre grand ses bras pour accueillir ce petit ange. Trop? Dans une société secouée par les affaires #MeToo et les histoires de pédophilie au sein de l’Église, Deux innocents se veut le miroir d’une société désormais purifiée, voire puritaine, qui condamne les personnes prenant les choses à cœur plutôt qu’avec raison et les juge donc dans leur tort. Dans cet édifiant roman qui se lit comme un thriller psychologique, écrit dans un style fluide, Alice Ferney rend compte avec finesse des dispositions mentales de chaque protagoniste: de la mère de Gabriel, en souffrance, en passant par la juge, l’avocate et bien sûr, dans ce récit de femmes, de Claire aveuglée par sa candeur. Une histoire, comme nous explique son autrice, qui va bien au-delà du roman…
Où avez-vous puisé l’inspiration pour ce livre?
Alice Ferney : La source de ce roman est une histoire vraie que l’on m’a racontée, une histoire qui m’a à la fois sidérée et consternée car j’étais certaine que l’accusée méritait qu’on lui fasse confiance. J’ai d’abord pensé au soupçon: comment soupçonne-t-on quelqu’un qui se montre plein de bienveillance et qui fait du bien à cet enfant? Dans un second temps, je me suis mise à la place de celle qui est soupçonnée. Comment se défend-on lorsqu’on se sait innocent? Mal… Ce qui différencie cette tragédie d’une “banale” affaire d’accusation de harcèlement, c’est le fait que le soupçon à lui seul provoque le drame.
Mais la fin de votre “roman” reste ouverte….
Alice Ferney : C’est mon choix: laisser le lecteur décider. J’ai écrit ce roman en reconstituant les faits, je connaissais peu de choses à part les dates, la durée de l’affaire, combien de temps l’élève avait été en contact avec l’enseignante… J’ai tout reconstitué en essayant de comprendre, sans donner mon avis, en plaçant le lecteur dans la position de témoin. Je voulais qu’il entre dans la classe, voie l’enseignante au milieu de ses élèves. Je voulais qu’il entende s’exprimer le soupçon -à mon sens, mal formulé. Ces événements se sont produits un an après #MeToo et #balancetonporc, ils entraient en résonance avec ce grand mouvement de libération de la parole. On pouvait se demander si notre époque ne favorisait pas une extension du domaine du soupçon.
La maternité est un élément important dans votre œuvre (L’Intimité, Paradis conjugal…). Dans ce livre, deux mères se font face: l’une qui accuse, l’autre qui est accusée…
Alice Ferney : Claire, sur qui pèse le soupçon, est mère d’un jeune garçon. L’amour maternel lui donne de la force pour ne pas sombrer. Elle sait comme les enfants souffrent des peines de leurs parents. Pour cette raison, elle cache les siennes. La maternité est sa raison de tenir. Quant à l’accusatrice, en voulant être une mère admirable, elle devient une mère féroce.
Aveuglée par sa douleur?
Alice Ferney : On est toujours renvoyé à la question des intentions. Tous les personnages de ce drame nourrissent de bonnes intentions, mais il manque à certains l’attention aux conséquences de leurs actes. L’intention de la mère est de protéger son fils. Ce faisant, elle l’isole, alors qu’en fréquentant la classe et son enseignante, il va de mieux en mieux. Cette mère a certainement des raisons inconscientes, des intentions auxquelles ni elle, ni nous, n’avons accès.
Claire, l’accusée, coche toutes les cases de ce qu’il ne faut pas être aujourd’hui: elle n’est pas mince, elle aime être femme au foyer, mère hétéro issue d’un petit milieu et en plus catholique pratiquante…
Alice Ferney : Oui! Elle a sûrement de nombreuses jumelles. En même temps, c’est un personnage intéressant, parce qu’elle n’est pas stéréotypée. Elle a des convictions et elle agit. Claire fait montre d’indépendance face aux normes, à l’air du temps. À contre-courant, elle s’en fout complètement parce qu’elle est surtout attentive à la qualité des relations dans sa vie. C’est une belle personne complexe. Le fait est par exemple qu’elle est à la fois sincère et cachottière.
Et en même temps peu sûre d’elle…
Alice Ferney : Surtout cela. C’est quelqu’un qui aide des enfants en grande difficulté parce qu’elle-même a souffert de l’école à la française, du manque de confiance et, déjà, du jugement des autres. Cette histoire me semble poser la question de la place que les parents accordent aux enseignants dans la vie de leurs enfants. C’est un vaste sujet. En France, nous connaissons des difficultés dans l’école de la République, certains parents croyants n’acceptent pas l’enseignement dispensé par les professeurs. Cette mère qui accuse accepte-t-elle vraiment que l’enseignante existe dans la vie voire dans l’affection de son fils? Mon intérêt s’est fixé sur le trio des femmes, une histoire privée donc, c’est une perspective différente de celle qu’adopta Nathaniel Hawthorne qui, avec son chef-d’œuvre La Lettre écarlate, roman et à la fois pamphlet contre le puritanisme américain en 1850, s’intéressait au jugement de la communauté et au bannissement.
La Lettre écarlate se déroule sur fond d’accusation d’adultère dans une communauté de premiers colons puritains. Nous dirigerions-nous vers une société où un nouveau puritanisme s’impose de plus en plus à travers des rapports humains désincarnés, asséchés, aseptisés?
Alice Ferney : Je n’ai pas une opinion tranchée sur cette question. Certains peut-être liront mon livre comme une illustration d’un cheminement vers des relations aseptisées: la tragédie de quelqu’un qui croit à la tendresse. Ce qui nous pose la question de l’avenir du toucher comme sens affectif. Quant à moi, j’ai tenté de comprendre chaque protagoniste et certainement pas d’écrire un livre d’une partialité exagérée. La tragédie, c’est que tout le monde a ses raisons…
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