Corto Maltese, les secrets d’une renaissance
Vingt ans après la disparition de son créateur, Hugo Pratt, le marin à la boucle d’oreille repart à l’aventure. Un défi pour le duo Canales-Pellejero, qui plonge le héros dans un sanglant western arctique.
Depuis vingt ans, Corto Maltese partageait avec Tintin un même destin: comme celles du petit reporter, les aventures du beau marin taciturne n’ont pas eu de suite après la mort de son génial créateur, le dessinateur vénitien Hugo Pratt. Faute de nouveau titre au catalogue, les ventes de la série se sont peu à peu tassées, en dépit du statut de mythe contemporain acquis par le navigateur à la boucle d’oreille. Films d’animation, jeu vidéo, expositions des oeuvres de Pratt, rééditions d’albums, essais, hors-séries de magazines et autres hommages n’ont pas réussi à inverser la tendance. D’autant que la concurrence est rude dans l’espace francophone européen: plus de 5000 bandes dessinées, romans graphiques, mangas et assimilés paraissent chaque année.
Fallait-il redonner vie à Corto, pari à la fois artistique et commercial? Le succès des nouvelles aventures de Blake et Mortimer post-Edgard P. Jacobs, tirées chacune à 500.000 exemplaires en langue française, tient lieu de précédent. Plus largement, les best-sellers sont souvent des reprises de grands classiques de la bande dessinée franco-belge: Astérix, les Schtroumpfs, Lucky Luke… Mais surtout, « Pratt trouvait naturel que Corto Maltese continue à vivre des aventures après lui », rappelle Patrizia Zanotti, proche du dessinateur à la fin de sa vie, coloriste de ses albums et directrice de Cong SA, la société suisse détentrice des droits de l’oeuvre. « Il estimait que son personnage menait en quelque sorte sa propre existence. » Hergé n’était pas de cet avis: il a souhaité qu’il n’y ait pas de nouvel album de Tintin après lui. Sa veuve, Fanny, remariée à l’homme d’affaire Nick Rodwell, a, jusqu’ici, résisté à la tentation d’une reprise. En revanche, selon Jacobs, un héros à qui il n’arrive plus rien meurt pour le public.
Le Grand Nord en 1915
Décision a donc été prise de proposer aux fans de Corto et aux jeunes générations de lecteurs de nouvelles aventures du corsaire énigmatique créé par Hugo Pratt en 1967. Toutefois, jusqu’il y a peu, les discussions informelles avec divers auteurs, dont Milo Manara, le maestro italien de la BD érotique, n’avaient débouché sur aucun projet concret. En 2013, Casterman, l’éditeur des douze tomes (soit 29 aventures) de la saga Corto Maltese en Belgique et en France, incite le dessinateur Joann Sfar, auteur du Chat du Rabbin, à tenter l’essai. Il en résulte deux planches en noir et blanc, scénarisées par Sfar et dessinées par Christophe Blain. L’action se situe en 1915. Un jeune Gandhi avocat en Afrique du sud défend Corto, jugé pour contrebande. Surgit Raspoutine, l’âme damnée du marin, qui l’aide à s’enfuir… Le dessin très personnel de Blain s’écarte nettement du style de Pratt. Patrizia Zanotti fait alors savoir qu’elle a choisi, un an auparavant, un autre duo pour une reprise: le scénariste madrilène Juan Díaz Canales, qu’elle connaît de longue date, et le Barcelonais Rubén Pellejero, chargé de la mise en scène. Canales, auteur de Blacksad, BD policière et animalière éditée en Italie par Patrizia Zanotti, a alors déjà écrit le synopsis d’une nouvelle aventure de Corto, donc l’action se situe près du cercle polaire arctique, entre l’Alaska et le Yukon, territoire du nord-ouest canadien.
« A l’origine du projet, il y a Luca Romani et son frère Simone, patron de Rizzoli-Lizard, l’éditeur italien de Corto Maltese, raconte Juan Díaz Canales. Luca, grand voyageur, avait rédigé un embryon d’histoire, dont j’ai repris les bonnes idées: le lieu et l’époque de l’aventure, le Grand Nord en 1915, et une intrigue qui emmène Corto sur les traces de Jack London, l’auteur de Croc-Blanc. » A l’âge de 17 ans, le marin avait croisé l’écrivain en Mandchourie, lors du conflit russo-japonais (1904-1905). London était alors correspondant de guerre pour un journal de San Francisco (voir l’album La Jeunesse de Corto). Au début de la nouvelle aventure conçue par Canales, Corto Maltese quitte Panama pour San Francisco, où se tient une exposition universelle, avec ses « bâtiments en carton-pâte débordant de touristes, cauchemar de tout aventurier », commente le gentilhomme de fortune, manifestement écoeuré. L’histoire se déroule donc juste après La Ballade de la mer salée, la toute première aventure de la série, qui a vu Corto Maltese et son ennemi-ami intime Raspoutine écumer pendant deux ans le Pacifique Sud pour le compte d’un mystérieux moine-pirate et des forces navales allemandes.
La force du noir et blanc
Le scénario de Canales, dense, truffé de personnages réels – un explorateur afro-américain, un chercheur d’or du Klondike, une prostituée japonaise engagée dans la lutte pour le droit des femmes – et imaginaires, est bouclé au terme d’un long accouchement. Le dessinateur peut alors se mettre à l’oeuvre. Auteur des aventures d’un « petit frère » de Corto, un antihéros séducteur et voyageur baptisé Dieter Lumpen, Pellejero, 62 ans, est un aficionado de Pratt, qu’il n’a rencontré qu’une seule fois, dans une librairie à Barcelone. Fruit du travail du tandem Canales-Pellejero, Sous le soleil de minuit paraît le 30 septembre, simultanément en français, en italien et en espagnol. Tirage minimal pour la version francophone: 300.000 exemplaires. Une déclinaison en noir et blanc est prévue, dont un tirage de tête en grand format. Un choix judicieux, car le trait de Pellejero, comme celui Pratt, ne révèle toute sa force qu’en noir et blanc.
Au final, les deux Espagnols signent une reprise classique, fidèle à l’esprit, au tempo et aux codes stylistiques du maître italien. Les ombres, les alignements de taches noires, les mouettes, les gros flocons de neige et les feuilles d’arbre qui virevoltent forment un langage graphique immédiatement reconnaissable. On retrouve aussi, dans ce treizième opus des aventures de Corto, l’onomatopée « crac crac » des coups de feu façon Hugo Pratt. « J’ai d’abord cherché à respecter le graphisme de la première aventure de Corto, La Ballade de la mer salée, indique Pellejero. Mais nous avons finalement opté pour un mélange des époques. La haute silhouette de Corto s’est modifiée en cours d’album et il m’a donc fallu la redessiner sur les premières planches. »
Le sang colore la neige
La sensibilité propre de Pellejero se retrouve dans le soin apporté aux décors, aux personnages secondaires et dans la mise en couleur. Côté scénario, l’album adopte un rythme plus soutenu que chez Pratt, au détriment du vagabondage et du penchant contemplatif de l’aventurier sans cause. Les auteurs évitent le glissement vers l’onirique, l’ésotérique et le magique, très présent dans les dernières aventures du Corto Maltese de Pratt. Le nouveau récit débute néanmoins sur un cauchemar du marin maltais. « Il m’a paru évident que le retour du héros au charme ténébreux passait par une scène de rêve, comme si Corto se réveillait après vingt années de sommeil », confie Canales. Sous le soleil de minuit reprend par ailleurs des thèmes récurrents de la geste prattienne: quête d’un trésor, fidélité à la parole donnée à un ami, défense des minorités…
L’auteur de Blacksad ne cache pas son faible pour les histoires sombres: le sang colore la neige dans le récit. Comparses ou adversaires, la plupart des personnages que le marin libertaire et anarchiste croise sur sa route sont abattus, fusillés, massacrés. Plus surprenant encore: la Terreur révolutionnaire française s’invite dans ce western arctique. « Le Yukon et l’Alaska sont la dernière »frontière », justifie Canales. Au début du XXe siècle, la modernité surgit avec violence dans une culture inuit encore quasi paléolithique. » L’ambiance rappelle celle de Jesuit Joe, album étrange et dépouillé d’Hugo Pratt, qui a lui aussi pour cadre le Grand Nord. Le récit de Canales est imprégné des échos de la Première Guerre mondiale, des luttes coloniales féroces et de la course à l’énergie. S’y profile, clin d’oeil à notre XXIe siècle, la menace des ravages provoqués par l’exploitation du gaz de schiste. Après cet album teinté d’antiracisme, de féminisme et d’écologie, Canales et Pellejero ont déjà commencé à réfléchir à un second récit, qui devrait se situer une fois encore dans un endroit du monde où Corto Maltese n’a jamais jeté l’ancre. Mais ils laissent entendre que d’autres auteurs seront sans doute appelés à poursuivre à leur tour les aventures du marin philosophe. Une fois le premier pas franchi…
Sous le soleil de minuit – tome 13, par Juan Díaz Canales et Rubén Pellejero, d’après Hugo Pratt, Casterman, 85 p.
Casterman réédite les douze premiers tomes couleur des aventures de Corto Maltese, avec la typographie originale.
Du 2 octobre 2015 au 6 janvier 2016 se tient, au Musée Hergé à Louvain-la-Neuve, l’exposition Hugo Pratt, rencontres et passages. Un parcours à travers les pensées et les oeuvres du créateur de Corto Maltese. C’est la première fois que le musée dédié au père de Tintin accepte d’accueillir un autre grand maître de la BD. Une collaboration qui doit beaucoup aux excellentes relations qu’entretient Patrizia Zanotti, qui gère l’héritage d’Hugo Pratt, avec Nick Rodwell, patron de la société Moulinsart qui détient les droits sur l’oeuvre d’Hergé.
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