Quand les récits médiatiques abondent, quand les mots du procès sont entrés dans le domaine public, quand la principale victime est devenue une icône, comment tirer de cette affaire une matière littéraire pertinente?
Alors que Claire Berest (Gabriële, Rien n’est noir) est en pleine écriture d’un nouveau livre, et que son compagnon est en mission loin du foyer et des enfants, Paris Match lui propose de suivre le procès de Mazan. C’est logistiquement impossible; pourtant, elle comprend qu’elle doit y aller, c’est un «besoin impérieux». Il y a certes un «goût pour les faits divers, depuis l’enfance», mais il y a aussi, peut-être et surtout, l’envie d’aller au cœur de la bête, et découvrir comment la machine judiciaire «tente de porter un éclairage sur le mal». Or, elle n’est ni chroniqueuse judiciaire ni journaliste, et tout du long, elle se demande comment ne pas «ajouter du bruit au bruit». De cette expérience, l’écrivaine tire un livre, La Chair des autres, qui n’est pas une compilation de ses articles, plutôt un récit personnel de cette traversée.
Le procès dit «des viols de Mazan» est en tous points hors norme. Au tribunal d’Avignon se pressent les médias du monde entier. La demande de Gisèle Pelicot que le procès ne se tienne pas à huis clos a pris tout le monde par surprise, tout comme la façon dont elle incarnera la lutte pour que «la honte change de camp», expression qui sera reprise massivement, avec la force d’un slogan, et même d’un hymne. Dans les journaux français, les auteurs et autrices sont appelés à la rescousse pour mettre les mots (les maux?): Lola Lafon ou Camille Kouchner dans Libération, Yannick Haenel dans Charlie Hebdo… Il y a urgence à penser (panser?) Mazan. Alors que l’autobiographie de Gisèle Pelicot est prévue pour janvier prochain, assurée d’être traduite en 21 langues, une demi-douzaine d’ouvrages sont déjà disponibles en librairie, dont Vivre avec les hommes, de la philosophe féministe Manon Garcia, mais aussi La Chair des autres de Claire Berest donc, ou encore Ecrire Mazan d’Elise Costa, qui s’interroge justement sur la façon de rapporter cette affaire, comment elle nous «bouscule dans l’écriture». La journaliste y porte un regard a priori et a posteriori sur la construction du récit journalistique d’un procès en train de changer la société, alors que l’on est conscient d’assister à l’histoire en train de s’écrire. Le livre dévoile les notes prises dans le carnet, les recherches effectuées, analyse les choix rédactionnels et questionne les points de vue adoptés. C’est un document passionnant à la fois sur le travail de la presse, mais aussi sur les grands enjeux qui émergent du procès, la façon dont certaines vérités peuvent cohabiter, dont ne pas savoir le pire peut parfois être pire que le pire, dont la figure du monstre paradoxalement rassure.
L’autobiographie de Gisèle Pelicot est prévue pour janvier prochain, une demi-douzaine d’ouvrages sont déjà en librairie.
Le courage de voir
Dans La Chair des autres, Claire Berest assume pleinement une écriture située. Le récit est à la première personne (contrairement aux articles publiés dans Paris Match), mais le «je» dialogue avec un corpus éclairé de penseurs et penseuses (d’Hannah Arendt à Simone Weil en passant par Rithy Panh) qui viennent mettre en perspective la réflexion, sortir le récit de l’instant pour l’ancrer dans une autre temporalité. L’autrice évoque Emmanuel Carrère qui, écrivant sur (et à) Jean-Claude Romand dans L’Adversaire, lui explique que ne pouvant pas dire «je» à sa place, il doit dire «je» pour lui-même. « Le « je » amène un double mouvement contraire, une distance de délicatesse, d’empathie, d’absence de jugement moral aussi, explique-t-elle. Et en même temps, un rapprochement, un engagement personnel dans le récit. Un endroit sur une ligne de crête qui permet de ne pas être voyeuriste, sordide ou intrusif, sans être détaché, en amenant un affect qui nourrit la réflexion.»
L’une des premières caractéristiques extraordinaires du procès Mazan est que pour une fois, ce n’est pas le nom du criminel qui reste. «En se focalisant sur la victime, on va réussir à avancer beaucoup plus que si on se focalise sur le criminel, c’est l’un des principes de la justice restaurative. On pense, peut-être à tort, que ce qui est fascinant, c’est le mal. Mais ici, c’est la victime qui nous convoque. C’est elle qui demande à lever le huis clos. Qui nous demande de ne pas détourner le regard, d’avoir le courage, comme elle qui visionne les vidéos des sévices qu’on lui fait subir, de voir. Le regard, d’ailleurs, est au cœur de tout. Les hommes qui sont entrés dans la chambre n’ont jamais cherché celui de la femme étendue devant eux. Pendant le procès, elle renverse tout.»
La parole de Gisèle Pelicot est un don, si «elle n’est jamais dans la posture», elle devient instantanément une icône féministe. Son histoire trouve un écho chez d’innombrables femmes. C’est tout à la fois celle du viol conjugal, du viol par soumission chimique, de la mise à disposition du corps des femmes, de la culpabilisation de la victime aussi. Son histoire est un cas d’école de la culture du viol, ou plutôt de «l’inculture du viol», comme l’écrit Claire Berest. «Il y a autant de situations que de nombre d’hommes accusés. Certains sont venus plusieurs fois, vraisemblablement en toute connaissance de cause; d’autres affirment avoir pensé qu’ils répondaient à l’invitation d’un couple libertin. Certains disent: « Je n’ai pas compris, je n’ai rien vu, j’ai juste cru qu’elle dormait. » Sauf que tous se sont satisfaits d’un rapport sexuel sans regard, sans voix, sans échange, comme s’ils profitaient d’un morceau de viande à disposition. Cette vision fallacieuse et toxique des rapports hommes-femmes, c’est ça la culture du viol. Le fait aussi que certains ne se soient même pas posé la question, qu’il semble évident qu’on peut se passer du consentement de la femme, ou en tout cas qu’une tierce personne peut se porter garant pour elle. C’est le degré zéro de la réflexion.»
Le mal impensé, une exploration des tréfonds de l’âme, mais dont pourtant Claire Berest retire finalement une forme «d’élévation». «Les mots et le visage de cette femme remarquable, le message qu’elle porte, qui est un message de soutien et de solidarité pour les autres femmes, la lumière qu’apporte cette femme qui est passée par de profondes ténèbres, c’est un phare, qui nous rappelle que le bien, s’il est plus difficile à construire, est autrement plus fascinant que le mal.»
La Chair des autres
de Claire Berest, éditions Albin Michel, 224 pages.
La cote de Focus: 3,5/5
Ecrire Mazan
d’Elise Costa, éditions Marchialy, 350 pages.
La cote de Focus: 3,5/5
,