Focus à la plage: comment les écrivains explorent solitude, désir et drames au bord de la mer

La plage cache un territoire littéraire chargé de tensions sourdes et de promesses déçues.

Chaque semaine, Focus vous emmène à la plage pour explorer comment le bord de mer a inspiré les artistes dans toutes les disciplines. Deuxième escale avec la littérature.

Derrière ses couleurs estivales, ses parasols multicolores et son insouciance affichée, la plage cache un territoire littéraire chargé de tensions sourdes et de promesses déçues. A la fois frontière et passerelle, entre terre et mer, ordre et sauvagerie, elle exerce sur l’imaginaire romanesque une fascination tenace.

Sur la plage, les héros de roman vivent souvent des moments d’initiation décisifs. Marguerite Duras, par exemple, a régulièrement investi les plages désertes de son imaginaire d’une charge érotique latente et d’un mystère introspectif. Dans Le Ravissement de Lol V. Stein (1964), c’est au cours d’un bal dans une ville de bord de mer que l’héroïne voit son fiancé en aimer une autre sous ses yeux. Un coup de foudre qui brise le cœur de Lol et la plonge dans un état second. La plage, lieu de fête mondaine, devient alors le décor d’une révélation cruelle (l’inconstance des sentiments) et le point de départ d’une longue dérive mélancolique. Plus tard, l’autrice situe intégralement le court roman L’Amour (1971) sur une plage déserte de S. Thala, où une femme et deux hommes errent dans une atmosphère fantomatique. Ici, la plage, la mer, deviennent plus qu’un lieu physique, un personnage à part entière du récit. Le ressac semble dialoguer avec le silence des protagonistes, et le vide du rivage reflète leur solitude intérieure. La relation muette entre la femme qui fixe l’horizon et l’océan qui l’obsède traduit un autre type d’éveil, purement sensoriel et spirituel, quelque chose qui est de l’ordre de cette conscience aiguë du temps qui passe et des souvenirs qui affluent avec les vagues.

La plage, plus qu’un lieu physique, un personnage à part entière.

Solitudes et mélancolies face à la mer

Loin des plages ensoleillées et (sur)peuplées, la littérature aime aussi les rivages déserts, surtout hors saison, pour évoquer la solitude et la mélancolie. Le motif de la plage vide est propice aux méditations sur le temps qui s’écoule, les amours perdues ou l’ennui existentiel. Dans son unique roman La Côte sauvage (1960), le jeune Jean-René Huguenin campe une famille bourgeoise en vacances d’été en Bretagne, et excelle à rendre la douce mélancolie qui teinte la fin de saison. Au fil des pages, le narrateur, Olivier, observe les signes imperceptibles du déclin estival: « Rien n’avait changé sur la plage, l’air était toujours chaud, les mêmes familles gisaient sous les parasols rouges; la menace était impalpable, impossible à localiser –cette brume à l’horizon, peut-être […] Alors l’évidence éclatait: les jours déclinaient plus vite, les abeilles mouraient –c’était l’autre versant de l’été.» En quelques phrases baignées d’une lumière dorée de fin d’après-midi, Huguenin fait sentir l’approche de l’automne et la nostalgie des bonheurs éphémères. La plage, immuable en apparence, devient le miroir du cœur serré des personnages qui voient la fin des vacances sonner comme la fin de leur jeunesse insouciante.

Cette langueur des plages se retrouve chez de nombreux auteurs. On songe aux héros de l’écrivain américain Don DeLillo dans Body Art (Actes Sud, 2003). La performance artist Lauren Hartke s’isole dans une vieille maison au bord de l’océan après le suicide de son mari, et tente de recomposer sa vie entre le bruit monotone des vagues et les apparitions d’un mystérieux inconnu. Dans ce décor marin minimaliste, la solitude devient presque tangible. Le temps se dilate, la présence infinie de la mer oblige la protagoniste à une introspection profonde sur l’absence et le chagrin.

De la même manière, on pourrait citer Emmanuel Carrère qui, dans son récit D’autres vies que la mienne (P.O.L., 2009), évoque la plage comme lieu de tragédie intime et de solidarité humaine: un matin de 2004 sur la côte sri-lankaise, un tsunami emporte la fillette d’un couple en vacances. En quelques instants, ce paradis balnéaire se mue en désert de deuil. La suite du livre montre comment ce drame partagé soude les survivants et les change à jamais.

Théâtre de conflits et de ruptures sociales

Si la plage est propice aux épanouissements individuels, elle l’est tout autant aux confrontations sociales et aux drames violents. Parce qu’elle représente un espace liminaire, à la frontière de la terre et de la mer, du civilisé et du sauvage, la plage de fiction voit souvent surgir l’irrationnel ou la vérité nue des êtres, au-delà des conventions. L’exemple le plus frappant demeure sans doute la scène centrale de L’Etranger (1942) d’Albert Camus. Sous le soleil écrasant d’une plage d’Alger, le personnage de Meursault commet un meurtre absurde qui scellera son destin. Camus excelle à rendre presque palpable l’atmosphère hallucinée de ce midi fatal: le sable brûlant, l’aveuglement du soleil «vibrant» se confondent avec le vertige intérieur du héros. Quelques heures plus tôt, la plage était encore pour Meursault un lieu de plaisirs simples: nage avec son amie Marie, détente au bord de l’eau. Mais face à l’hostilité diffuse (une querelle avec deux Arabes) et surtout à la folie solaire qui l’oppresse, Meursault cède à une pulsion violente. «Toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi», «les cymbales du soleil sur mon front» note-t-il au moment de tirer le coup de feu fatal. Le décor balnéaire, baigné d’une lumière blanche implacable, devient le catalyseur d’une rupture totale: rupture de Meursault avec la loi, avec la morale sociale, et avec son ancienne vie d’homme libre. La plage camusienne est ainsi le lieu d’une vérité brute, celle de l’absurde, qui se révèle dans la poussière dorée et le silence écrasant.

D’autres écrivains ont utilisé la plage comme un microcosme social où se cristallisent tensions et écarts de classe. Chez Proust, le Balbec, station balnéaire fictive où s’ouvre A la recherche du temps perdu, est une véritable scène où aristocrates, bourgeois et artistes s’observent et se côtoient en tenue de bain. Le narrateur y découvre autant les joies de la contemplation (la beauté changeante de la mer) que les codes mondains et leurs cruautés. La plage proustienne est un lieu de mélange mais aussi de hiérarchie – un aquarium mondain où la belle société s’exhibe tandis que les villageois, pêcheurs et petits commerçants, restent en arrière-plan.

30%

des Français désignent la plage comme leur lieu de lecture favori en été, juste derrière le confort du lit, selon un sondage publié par ActuaLitté. Et pour 21% des vacanciers, lire au bord de l’eau serait l’activité la plus séduisante sur le sable, devant le bronzage ou le ballon de volley.

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