Clemantine, un récit lumineux sur une expérience cauchemardesque
Gamine rwandaise lancée sur les routes d’Afrique après irruption d’un conflit sauvage, recueillie aux Etats-Unis par des parents d’adoption, Clemantine Wamariya revient 24 ans plus tard avec La Fille au sourire de perles. Sourire dans la tempête.
Née au Rwanda en 1988, soit six ans avant le déclenchement du génocide, Clemantine s’appelait « Uwamariya » – le « U » introductif signifiant « Je viens de ». Sur le visa de sortie que l’Organisation internationale pour les migrations lui délivrera en 2000, cette simple lettre si pleine de sens aura sauté. Elle devient alors, aux yeux du monde, Clemantine Wamariya. « Qu’il est étrange, écrit-elle dans La Fille au sourire de perles, un livre paru ces jours-ci aux éditions Les Escales, d’être une personne qui est loin de chez elle et de devenir quelqu’un qui n’a plus de foyer. » Le symbole n’est pas anodin pour une gamine qui, après une enfance bourgeoise à Kigali, aura passé jusqu’à ses douze ans à errer avec sa soeur Claire – à laquelle elle consacre des pages merveilleuses – de camps de réfugiés en gîtes de passage, entre le Zaïre et l’Afrique du Sud, en passant, au gré des circonstances, par la Tanzanie, la Zambie ou le Mozambique. Autant de routes de pays agités, sinon au bord de l’implosion, où elle collectionnera des cailloux, Petit Poucet lesté d’un sac à dos Mickey. Un âpre quotidien, dans lequel elle ne se sent par perdue. Et pour cause: « Le fait d’être « perdu » implique qu’il existe un lieu où on a l’impression qu’on sera retrouvé, et ce lieu, pour moi, n’existait pas. » Puis ce sera l’arrivée à Chicago. « J’avais douze ans, mais (…) l’impression d’en avoir trois et cinquante à la fois », écrit-elle encore. « Et la sensation que, où que j’aille, j’étais destinée à m’en aller, à m’en aller encore puis à mourir. » A l’époque, la forme de son pays d’origine lui fait penser à « un calcul biliaire coincé au milieu du corps de l’Afrique, telle une boule de douleur ».
Deux histoires
Dans La fille au sourire de perles – coécrit avec la journaliste Elizabeth Weil -, elle raconte dans une ingénieuse alternance de chapitres ses deux histoires: celle de l’initiation rugueuse à la vie, sur un continent déchiré, d’une « petite plume abîmée, broyée et brinquebalée »; celle, aussi, de l’adolescente américaine qu’elle deviendra ensuite, « étrange créature » soucieuse avant tout de ne pas faire de vague, de s’intégrer jusqu’au bout des ongles (vernis) dans la chronique futile d’une jeunesse à l’ombre des réfrigérateurs géants. « L’une des compétences les plus précieuses que j’avais acquises en essayant de survivre en tant que réfugiée, c’était de deviner ce que les gens attendaient de moi. J’avais intégré toutes les données disponibles et les avais synthétisées pour faire de moi la personne optimale en toute situation. Quels vêtements voulez-vous que je porte? Qui voulez-vous que je sois? » En 2006, Clemantine Wamariya est reçue avec sa soeur sur le plateau de l’émission culte d’Oprah Winfrey. Là, dans un grand show à l’américaine (avec rideau surprise aux motifs barbelés) autour de la figure tutélaire d’Élie Wiesel, les deux jeunes adultes se verront « présentées » à leur famille perdue de vue depuis si longtemps, convoyée par la production jusqu’au plateau de CBS. L’occasion aussi, pour Clemantine, de rencontrer, en la personne d’Élie Wiesel, un homme parvenu à mettre des mots sur l’indicible. Une forme d’épiphanie, qui débouchera sur la publication de son propre témoignage.
« C’était bleu »
Rencontrée à Paris lors de sa tournée de promotion européenne, Clemantine présente un visage où la jovialité le dispute à la rigueur, le souci d’être bien comprise à la pulsion de vie. Quand elle rit, elle ne ménage pas ses éclats, ni quand elle s’emporte, les regards sombres. Soucieuse que des termes lourds de sens comme « génocide » ou « réfugiée » ne soient pas employés à la légère, elle mène aussi la vie dure à ceux qui font sonner son prénom à l’américaine, comme dans la chanson Clementine de Bing Crosby. « Avec ce livre, je souhaitais aller au-delà des aspects politiques ou économiques souvent mis en avant quand on parle de conflits, pour raconter une histoire humaine, incarnée, afin que les gens, jusqu’au sommet des États, fassent preuve d’empathie au moment de prendre des décisions cruciales pour des peuples entiers. Mon histoire, des tas de gens la vivent encore en ce moment-même! », pèse la jeune femme. Pour elle, pourtant, la compassion est une arme à double tranchant. « Je pense qu’elle doit se manifester d’humain à humain, pas de victime à bienfaiteur, sous peine de placer les deux parties dans une relation biaisée sinon perverse. » Ainsi, comme elle l’écrit: « Tu peux avoir des idées et je peux avoir de la force. Tu peux avoir une tomate et je peux avoir un couteau. Nous avons besoin l’un de l’autre (…) Nous devons voir au-delà de ce que chacun projette aux autres. J’ai grandi dans un monde où les cadeaux n’étaient jamais innocents. Au type qui m’offre des fleurs parce qu’il m’a trompé, je dis: garde tes fleurs, règle ton problème et je verrai, ensuite, si je te reprends. »
Même si elle refuse « de rester bloquer dans le passé », Clemantine Wamariya livre des pages très dures sur la politique coloniale allemande puis belge au Rwanda. « Un pays qu’ils avaient contaminé avec leur science aussi cruelle que mensongère: l’eugénisme » – notamment en distinguant les Tutsi des Hutu avec les conséquences tragiques qu’on connaît. Ce qui motive, à tout le moins, sa réserve vis-à-vis de certains travailleurs humanitaires, aujourd’hui encore. « Comment peut-on accepter quelque chose de la part de soi-disant sauveurs, alors que leurs prédécesseurs ont poussé son peuple à se détruire? … Mais il ne m’appartient pas de vous reprocher en tant que Français ou Belges du XXIe siècle ce que nous ont fait vos ancêtres. Voyons plutôt ce qu’il est possible de réaliser ensemble, aujourd’hui, pour améliorer les choses. » Interroger son passé colonial, par exemple. Comme quand, photo Instagram à l’appui, Clémantine dénonce ces « petites mains d’Anvers » qui continuent à être commercialisées comme friandises en Belgique. « Leur origine remonte quand même aux mutilations opérées par le roi Léopold II au Congo! »
Son livre ne s’attardera pas sur les descriptions d’épisodes réellement cauchemardesques: « Il y a des moments pour lesquels je n’ai toujours pas trouvé de mots. La terreur, les ravages évoqués par mon esprit deviennent des couleurs. Je dis: « C’était bleu. » « C’était vert. » » Celle qu’une fillette croisée récemment a spontanément rebaptisée « Joyeuse » pour son plus grand plaisir préfère aujourd’hui profiter de la vie dans tout ce qu’elle a à lui offrir, en jeune Américaine adepte de réseaux sociaux – si Américaine, pour tout dire, que l’entretien se conclura par une séance de selfies souriants, sinon hilares.
La Fille au sourire de perles, de Clemantine Wamariya et Elizabeth Weil, éditions Les Escales, 296 pages.
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