
Chimamanda Ngozi Adichie: «Je voulais écrire à propos des femmes, de leur vie, de leurs amitiés, de leurs corps»
Chimamanda Ngozi Adichie, véritable rockstar de la littérature mondiale depuis le succès de son troisième roman, Americanah, et la réappropriation globale par des marques de luxe comme des icônes pop du titre de son essai Nous sommes tous des féministes (We Should All Be Feminists), est de retour en fiction avec L’Inventaire des rêves, après plus de dix ans d’absence. Ce nouvel opus est un événement par sa portée médiatique, mais aussi par l’exigence, la générosité et la pertinence de la prose de l’autrice nigériane, qui poursuit son exploration circonstanciée de la psyché des femmes noires au XXIe siècle. Les quatre héroïnes de ce récit polyphonique contribuent par leur vécu singulier à donner de la chair à des histoires particulières, qui parlent de bleus au corps et à l’âme, d’amour et de sororité, de racisme et des faux progressismes, des injonctions qui empêchent et des assignations dont on se libère, des rêves qu’on nous impose et de ceux que l’on s’autorise. Rencontre exclusive avec la romancière qui partage sa vie entre Lagos et les Etats-Unis, et qui se livre sur ce qui réside au cœur de ce nouveau roman.
Que vous est-il apparu en premier dans l’écriture de L’Inventaire des rêves?
J’avais dans la tête depuis des années la première phrase du livre (NDLR: J’ai toujours rêvé d’être connue par un autre être humain telle que je suis vraiment). Même quand je n’arrivais pas à écrire, cette phrase était là, je savais que j’écrirais en partant de là. Le processus d’écriture de fiction n’est pas quelque chose que je fais très consciemment, ce n’est certainement pas rationnel, ce n’est que partiellement intellectuel. Il était clair dans ma tête que je voulais écrire à propos des femmes, de leur vie, de leurs amitiés, de leurs corps.
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Vos héroïnes sont des femmes auxquelles on veut imposer un récit personnel. Chiamaka veut être une écrivaine voyageuse, mais on attend d’elle qu’elle écrive sur la guerre. Kadiatou est réduite à l’agression sexuelle qu’elle a subie. Avez-vous l’impression qu’en tant que femme noire aux Etats-Unis ou ailleurs, on essaie de vous imposer un récit?
Chimamanda Ngozi Adichie: La société impose un récit à ces femmes, mais elles le repoussent. Elles se défendent, elles ont toutes une dignité, et un sens de leur propre valeur. A travers les siècles, les femmes n’ont jamais été réellement libres de mener la vie qu’elles souhaitaient mener, et cela dans toutes les cultures. Mais ce qui m’intéresse, c’est la façon dont elles trouvent le chemin de la rébellion, leur capacité à trouver des façons de vivre à leur manière, malgré les injonctions.
Vivre, et rêver…
Chimamanda Ngozi Adichie: Nous devrions tous avoir le droit de rêver. C’est primordial. Il y a des gens dans ce monde qui sont des rêveurs. Ils ont des rêves qui peut-être n’arriveront jamais, mais c’est peut-être bien ce qui leur donne du sens. Chiamaka a une idée de ce que l’amour devrait être, à savoir être connue par l’être aimé. Elle pense l’avoir trouvé à un moment dans sa vie, mais avec un homme marié. Si je la rencontrais, je lui dirais sûrement qu’elle est trop rêveuse, mais je trouve ça merveilleux en fait. Je crois que c’est très courageux, de choisir de suivre ses rêves, même si bien sûr Chiamaka peut se permettre de les poursuivre, elle mène une vie privilégiée. Pour moi, aimer quelqu’un, c’est essayer de connaître cette personne, il n’y a rien de plus intime. Omelogor vit au Nigeria, où l’on attend des femmes qu’elles vivent une vie domestique épanouissante.
Il y a beaucoup de femmes puissantes dans le pays, la plupart des banques sont dirigées par des femmes. Mais quand on lit des interviews d’elles dans la presse nigériane, il y a toujours un moment où elles parlent de leur vie de mère et d’épouse: «Quand je rentre à la maison, je prépare des petits plats pour mon mari.» C’est la société dans laquelle vit Omelogor, et elle ne veut pas de ça. Kadiatou rêve que sa fille puisse grandir dans un pays où elle a le choix, où elle peut accomplir ses propres rêves. C’est une personne qui veut que les gens qu’elle aime puissent briller. Ziakora veut à tout prix avoir un couple, une famille conventionnelle, et c’est évidemment tout aussi respectable. Ce qui est intéressant avec elle, c’est qu’elle imagine que tout va arriver de soi-même, parce que c’est comme ça que les choses doivent se passer, c’est ce qu’on nous raconte, et pourtant elles n’arrivent pas! On n’a pas le pouvoir de faire en sorte que ça arrive. On peut éventuellement avoir la carrière en travaillant d’arrache-pied, mais Ziakora vit dans une société où ce sont encore les hommes qui demandent en mariage, qui valident l’initiative du couple.
Le personnage de Kadiatou est inspiré de Nafissatou Diallo, la femme de chambre guinéenne agressée sexuellement par Dominique Strauss-Kahn.
Chimamanda Ngozi Adichie: Je n’avais pas du tout prévu le personnage de Kadiatou. Elle s’est présentée d’elle-même. Elle est évidemment inspirée de Nafissatou Diallo, mais l’affaire du Sofitel remonte déjà à 2011, et honnêtement, je ne pensais pas que je portais toujours cette femme dans mon cœur. Je me suis renseignée sur cette période, j’ai lu des documents de la cour de New York sur le procès, j’ai vu ses interviews, visionné le documentaire. Je voulais en savoir un maximum sur son cas, mais pas sur sa vie, ça je voulais l’imaginer moi-même. Si j’en avais su trop sur sa vie, je n’aurais pas pu créer le personnage de Kadiatou. Il était important qu’elle existe avant, pendant et après, qu’elle ne soit pas réduite à cette agression.
Vous évoquez beaucoup une Amérique pas si progressiste. Des adultes qui n’osent pas parler de ce qu’ils aiment de peur que ce ne soit pas ce qu’il faut penser. Le personnage de Darnel qui échoue à regarder en face le racisme pour se perdre dans le concept, les camarades d’université d’Omelogor qui la traitent d’islamophobe quand elle parle du terrorisme dans son pays…
Chimamanda Ngozi Adichie: Il y a en Amérique une gauche qui se voudrait progressiste mais qui ne l’est pas vraiment. Omelogor dit dans le roman que l’on comprend mieux l’Amérique quand on vient de l’extérieur. Elle l’admire, elle y va car elle pense qu’elle y trouvera une meilleure version d’elle-même. Elle veut se purger de certains choix qu’elle a faits au Nigeria, notamment d’avoir pris part à un système corrompu en travaillant dans le secteur bancaire. Elle vient en Amérique en pensant que c’est le bastion de la liberté d’expression, et elle n’y trouve que des gens très étroits d’esprit, et très critiques. Très provinciaux aussi. La situation est très complexe au Nigeria, le nord est musulman, le sud est chrétien. Les deux communautés peuvent avoir forgé des liens très forts entre elles, mais quand il y a une crise religieuse, les musulmans tuent les chrétiens. Il est important de parler de cela avec honnêteté. Omelogor partage son histoire familiale, celle de son oncle assassiné par des terroristes, et on la traite d’islamophobe. L’Amérique impose aux autres sa façon de regarder le monde. Cela me semble borné et dangereux.
Nous devrions tous avoir le droit de rêver. C’est primordial.
Le corps des femmes est très présent dans le roman: le sexe, l’enfantement, le vieillissement, les violences aussi. Etait-ce important pour vous que le corps soit profondément inscrit dans la chair du livre?
Chimamanda Ngozi Adichie: Je dis souvent qu’étant donné que l’on est tous et toutes issus d’un corps féminin, il devrait être un sujet naturellement présent en littérature, et ce n’est pas le cas. Pourquoi? A titre personnel, mon corps a traversé plein d’épreuves auxquelles on ne m’avait pas préparée. J’ai eu mes règles très tôt, à 9 ans. Aucune de mes amies ne les avaient. J’avais des crampes affreuses, mais j’avais tellement honte que je n’osais pas en parler. Honte! J’ai eu des seins à 10 ans, j’en ai eu honte. Autant d’expériences que je n’ai pas trouver non plus dans les livres. Dans tellement de cultures, le corps des femmes est associé à la honte. Or, la seule chose qui nous appartient vraiment, c’est notre corps, et pourtant on ne peut pas en faire ce qu’on veut.
Vos héroïnes ont la quarantaine et le livre débute pendant le confinement. Une période où elles s’arrêtent pour regarder en arrière et s’aperçoivent qu’elles n’ont pas répondu à toutes les attentes placées en elles.
Chimamanda Ngozi Adichie: C’est pour ça que je voulais utiliser le confinement. La vie pour nombre d’entre nous était en pause. Certains l’ont vécu très difficilement, avec beaucoup d’angoisse, d’autres se sont posé beaucoup de questions. Pourquoi suis-je avec cette personne? Qu’ai-je fait de ma vie? Ces quatre femmes sont à des endroits très différents. Cette trajectoire faite de questionnement est très fertile.
La sororité est au centre de votre écriture.
Chimamanda Ngozi Adichie: Je suis très intéressée par les amitiés féminines, la façon dont les femmes se soutiennent entre elles tout au long de leur vie. Ma meilleure amie l’est depuis plus de 30 ans, et je ne pourrais pas imaginer ma vie sans elle. En tant qu’écrivaine, je m’intéresse à la vie intérieure de mes personnages. Parfois, je ne suis même pas sûre de savoir à quoi elles ressemblent, mais je sais comment elles entrent en connexion avec les autres, et en particulier les autres femmes. En tant que femmes, nous ne sommes pas socialisées pour nous aimer les unes les autres, nous sommes mises en compétition. Cela m’intéresse de voir comment certaines s’opposent à ça, choisissent la sororité plutôt que la compétition.
Qu’est-ce qui est au cœur du livre pour vous?
Chimamanda Ngozi Adichie: L’amour. Rêver. Pour moi, ce livre est traversé d’un certain type de mélancolie. Je suis très émue par les connexions qui peuvent exister entre les humains. Ce qui compte le plus pour moi en tant qu’autrice, c’est que ce que j’ai écrit ait pu toucher quelqu’un d’autre. Quand ça arrive, je me dis «c’est pour ça que j’écris». Ce livre traite des connexions qui unissent les femmes entre elles, et la façon dont on bataille pour donner un sens à notre vie.
Roman
L’Inventaire des rêves
de Chimamanda Ngozi Adichie.
Gallimard. Traduit de l’anglais (Nigeria) par Blandine Longre. 656 p.
4,5/5
Chiamaka, Ziakora, Omelogor et Kadiatou sont reliées par la puissance de leurs rêves, réalisés ou pas. Toutes se sont laissé séduire par le rêve américain: Chiamaka s’y est égarée dans des histoires d’amour, Ziakora a cru au mythe de la famille parfaite, Omelogor a compris qu’elle n’y trouverait pas sa liberté, et Kadiatou y assure un avenir pour sa fille, quel qu’en soit le prix. Retrouver la plume de Chimamanda Ngozi Adichie, c’est comme reprendre contact avec une brillante amie conteuse, maîtresse dans l’art du récit, capable de faire rire comme pleurer, qui pose un regard aussi aimant qu’impertinent sur nos espoirs et nos désespoirs. L’Inventaire des rêves dresse un portrait lucide et caustique des deux pays que l’autrice connaît bien, où être une femme noire expose à une somme de discriminations affrontées crânement dans la sororité par ses flamboyantes héroïnes de fiction.
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