Blandine Rinkel : « Peut-être entre-t-on aujourd’hui dans une période où les femmes s’autorisent à montrer leur dangerosité ? »
Remarquée en 2017 avec son premier roman, L’Abandon des prétentions, puis avec Le Nom secret des choses, Blandine Rinkel revient avec Vers la violence, troisième roman percutant qui interroge la violence, sa légitimité et son héritage.
Lou aime follement son père Gérard. Elle l’aime, et elle le craint. Gérard est un homme à l’ancienne, plein de secrets et de mystère, un homme buriné, marqué par la vie, celle qu’il a laissée derrière lui et celle qu’il s’est reconstruite. Gérard, « l’homme fiction », conteur hors pair et mythomane flamboyant, est un monument et un « monstre à deux têtes ». Gérard est un homme violent. Peut-on échapper à la brutalité des hommes, surtout quand elle est le fait de nos pères ? Est-on coupable de les aimer ? Avec ce roman puissant qui renouvelle la figure du loup solitaire, Blandine Rinkel interroge la notion de violence légitime et décale la question de sa perpétuation en l’appliquant non pas au fils de son père mais à sa fille. « La question de la violence légitime était au cœur du projet, confie Blandine Rinkel. Au début, l’envie était plutôt politique, je voulais réfléchir à ce qui se passait avec les gilets jaunes, les actions de la police ces dernières années. Ça a nourri l’écriture du livre même si, finalement, cela s’est traduit à travers une histoire familiale plus intime. » Une sorte de retour à soi, aussi. Si on y trouve forcément une part d’autobiographie, déjà croisée dans les prémices de l’œuvre de Blandine Rinkel, Vers la violence est sûrement le roman qui fait le plus grand pas de côté, qui en « allant vers la fiction, permet aussi de radicaliser des questions que pose la vie de manière désordonnée. Je voulais une écriture moins maniérée, explorer en creux ce qui ne s’était pas exprimé dans mes livres précédents. Aller vers quelque chose de plus archaïque, violent, abrupt, plus masculin. Questionner la virilité. » L’écriture de Blandine Rinkel ondule au cours du récit, adoptant l’ampleur mythologique des contes de l’enfance dans les premiers mouvements, rentrant dans le vif acéré du langage au fur et à mesure que Lou se rapproche de sa propre rage, qu’elle en teste les limites, pour finir par trouver son équilibre, mais toujours avec précision et justesse. A l’origine, son héroïne était d’ailleurs un héros. « Pendant assez longtemps, c’était l’histoire d’un homme et de son père, jusqu’à ce que les choses se débloquent en passant à la première personne, au féminin. » C’est ce décalage qui confère une saveur particulière au roman. Questionner la violence des femmes est loin d’être une évidence. « Je trouve que la violence masculine est souvent traitée de façon assez univoque. Mais dans l’espace du roman, on ne concède rien à la norme, c’est un lieu où l’on peut trouver un mélange d’empathie et d’intransigeance pour raconter un père violent sans en faire un bourreau. On peut aussi y montrer comment celle-ci nous construit, comment elle détermine les contours d’une femme en devenir. La violence, pour Lou, n’est pas uniquement une chose qu’elle subit, elle l’innerve aussi de vitalité.»
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La dangerosité des femmes
Tout au long du récit, ce n’est pas tant la trajectoire de la furie de Gérard que l’on suit que le regard porté par Lou sur lui, et sur son legs lourd à porter. Héroïne tragique, elle devra trouver ce que l’autrice appelle « une violence à soi », comme un écho lointain à la chambre de Virginia Woolf. Un lieu où accomplir une part d’elle-même. La cruauté du père est source de souffrance, bien sûr, mais aussi d’une forme de « dangerosité qui amène de la force. Lou se réapproprie cette violence, elle refuse d’en faire quelque chose d’entièrement négatif. Elle la transforme en quelque chose qui la rend un peu plus que vivante. Peut-être entre-t-on aujourd’hui dans une période où les femmes s’autorisent à montrer leur dangerosité ? C’est une autre forme de libération d’accepter de montrer sa part d’ombre. » Pourtant, Lou a un rapport conflictuel à sa propre violence, qu’elle retourne souvent contre elle-même – à travers sa pratique assidue de la danse comme à travers ses préférences érotiques – ou contre des plus faibles qu’elle, comme son chien. Elle en a d’abord honte avant d’apprendre à l’assumer, jusqu’à tenter de mettre fin au cycle. D’autant que les choses ne sont jamais simples. Lou l’exprime clairement : « J’héritais de lui l’absence, la joie et la violence. » L’ambiguïté au cœur de la relation père-fille est celle qui sous-tend la question de la légitimité de ce déchaînement de force. « L’enjeu de l’écriture était de faire un livre d’amour et pas un pamphlet sur la violence. Je voulais quelque chose à la fois de lumineux et tragique, arriver à une suspension du jugement moral, ce qui fait d’un roman un roman, comme le dit Kundera. Qu’on ne puisse pas savoir si Gérard est aimable ou haïssable, un bon ou un mauvais père. » C’est que Gérard a aussi transmis le goût du récit. Il nous invite à « regarder autour de nous pour débusquer les histoires que le monde nous réserve ». A exalter aussi l’expérience de la vie, à rechercher « la sensation du couteau, des moments aussi exacts et tranchants d’un coup de couteau, des moments où l’on tremble, où l’on sent qu’on vacille, où la vie est un peu plus que la vie ». Gérard, finalement, est un loup solitaire. Cette figure animale rythme le récit qui orne la couverture du livre. L’autrice a redécouvert le sens de cette expression. Le loup solitaire est celui qui est rejeté par la meute car il a transgressé les règles, par exemple parce qu’il n’a pas pris soin de ses louveteaux. Le loup, disparu des campagnes françaises au sortir de la Seconde Guerre mondiale, y réapparaît à l’orée des années 1990. Comme une nouvelle espèce. Une analogie qui inspire l’écrivaine : « Un personnage de roman fort, qu’on fait advenir, ça devrait être comme si on découvrait une nouvelle espèce. Je voulais écrire le personnage de Gérard comme quelqu’un de si singulier qu’il fait l’effet d’un loup que l’on retrouve après des années d’extinction. »
Le feu sous la peau
Si l’écriture reste pour Blandine Rinkel sa « colonne vertébrale », elle officie également au sein du groupe de pop Catastrophe. Le collectif allie chant et danse, proposant avec Gong!, son dernier album, une véritable comédie musicale postmoderne revendiquant la joie comme moteur militant dans un monde qui se désagrège. Blandine Rinkel écrit, chante et danse avec le groupe. Cette autre vie lui apporte un certain équilibre. Son héroïne, Lou, pratique d’ailleurs la danse « à un niveau bien plus élevé que moi », plaisante l’autrice, et la danse pour Lou est un autre moyen d’exprimer (dans le sens étymologique de « faire sortir ») la violence. La danse est « un mélange de grâce et de violence. Cette grâce relève d’un effort terrible, d’une patience infinie, y compris pour cacher l’effort en question. » Ecrire sur la danse a d’ailleurs emmené plus loin sa propre pratique : « Ecrire à ce propos a changé mes gestes, cela m’a rendue plus assidue. » La pratique quotidienne, le rapport à la corporalité, « la folie partagée des concerts » nourrit « un désir d’écriture en retour et le désir d’écriture nourrit à son tour le désir de nouvelles expériences ».
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