Benjamin Whitmer, l’auteur au chevet de l’Amérique ouvrière

Benjamin Whitmer: 
"Tout ce que je raconte dans 
le livre est absolument 
authentique à 100 %." © Amanda Tipton
Philippe Manche Journaliste

Dead Stars clôture magistralement la trilogie de Benjamin Whitmer autour des villes-usines entamée par Évasion. Soit un formidable roman (noir) intime et personnel qui fait écho à l’histoire familiale de l’Américain.

Dans ses romans, publiés tous les cinq aux éditions Gallmeister, Benjamin Whitmer aime prendre son temps. Il se concentre sur ses personnages, qu’il ne quitte pas d’une semelle afin de laisser le contexte toujours politique et l’intrigue s’épanouir en arrière-plan et étouffer petit à petit le lecteur. Dans Dead Stars (aux éditions Gallmeister), qui se lit indépendamment du précité Évasion et du très Jack London Les ­Dynamiteurs, Benjamin Whitmer raconte l’histoire de Hack Turner, père célibataire qui travaille dans une usine de plutonium et qui va cesser de respirer lorsque son fiston Randy disparaît sans crier gare, à 14 ans et des poussières, dans une ville-dortoir du Colorado pendant les années Reagan. Confronté à l’omniprésence poisseuse de l’entreprise Stonewall et dans l’ombre d’un aïeul, un Julien Assange avant l’heure, Turner va se retrouver dans la tourmente entre le 7 septembre 1986 et le 10 du même mois. L’auteur nous a livré quelques clés de son travail.

Vous terminez un séjour de deux semaines en France alors que Dead Stars, comme votre livre précédent, n’est pas publié aux États-Unis. Comment gérez-vous cette frustration?

Benjamin Whitmer: Je ne vous cache pas que ça m’a bien pris la tête mais aujourd’hui, je suis beaucoup plus serein avec ça. Je suppose, même si je ne le claironne pas sur tous les toits, que je suis probablement trop à gauche. Ce que j’essaie d’écrire, ce sont des romans avec des travailleurs qui sont des criminels potentiels. Je connais ce monde-là et j’essaie de les faire parler comme tel. Laissez-moi vous donner un exemple…

Allez-y…

Benjamin Whitmer: Nous avons aux États-Unis ce qu’on appelle des sensitivity readers. Ils ne sont pas engagés par la maison d’édition, ce sont des contractuels extérieurs qui travaillent avec l’éditeur qui souhaite un retour sur la façon de rendre le livre inoffensif. Je pense qu’un sensitivity reader aurait eu une attaque en lisant Dead Stars.

J’ai une amie dont la maman, immigrante chinoise, a écrit ses mémoires. On parle donc d’une histoire vraie, d’un récit autobiographique. Eh bien figurez-vous que le sensitivity reader a décrété que sa mère était un stéréotype. Vous imaginez? Sa propre mère, un cliché?

Benjamin Whitmer: Dans mon précédent roman, Les Dynamiteurs, j’évoquais Denver à la fin du XIXe siècle, une ville corrompue et rongée par la prostitution et la drogue. Les travailleurs et les démunis qui vivaient dans ces usines désaffectées étaient aussi maltraités que les personnages de Dead Stars. Quant à Évasion, il va sans dire que les établissements pénitentiaires n’y allaient pas non plus de main morte avec leurs pensionnaires. C’est de tout ça que j’ai voulu parler avec cette trilogie. De l’impact, que ce soit d’une usine ou d’une prison sur son environnement.

Et de l’impact sur la santé mentale des familles souvent monoparentales qui habitent dans le coin, comme vous le racontez dans Dead Stars, où l’ombre du personnage du grand-père est palpable tout au long du roman. Le vôtre, de grand-père, a travaillé dans une usine qui produisait du plutonium?

Benjamin Whitmer: C’était un pauvre garçon de ferme du sud de l’Ohio. Il s’est engagé dans la marine en 1944 parce qu’il n’avait pas envie de se prendre une balle et la marine lui semblait plus sûre. Je ne peux pas le blâmer pour ça. La marine avait un programme censé fournir une éducation universitaire aux jeunes défavorisés. Je ne suis pas certain que ça débouchait sur un diplôme mais on pouvait suivre des cours. Au final, il s’est avéré qu’il s’agissait d’étoffer les rangs des travailleurs du nucléaire dont ils savaient qu’ils allaient avoir besoin parce qu’Oppenheimer avait lancé le projet Manhattan. Je ne sais plus quel physicien a dit qu’il allait falloir transformer l’Amérique en usine à fabriquer des bombes et c’est finalement ce qui s’est passé.

Comment a réagi votre grand-père?

Benjamin Whitmer: Il ne voulait pas être physicien mais ingénieur. Il n’a pas eu le choix et s’est retrouvé dans une de ces usines dans le Colorado où il y a eu quelques fuites radioactives et il est mort à l’âge de 36 ans.

Drôle de conception du rêve américain…

Benjamin Whitmer: Nous avons eu quelques années de rêve américain mais c’était avant que le gouvernement ne tue mon grand-père. Ensuite, nous sommes redevenus pauvres et ma grand-mère s’est retrouvée seule avec ses quatre enfants, dont l’aînée était ma mère et le plus jeune, un bébé. Sans aucune aide du gouvernement. Ma mère en était malade, elle ne savait pas vraiment ce qui s’était passé à ce moment-là.

Elle se doutait que quelque chose n’était pas clair et a mené son enquête?

Benjamin Whitmer: Exactement. Mais cela a pris du temps. Jusqu’aux années 2000 grâce à la loi sur la liberté d’information et elle a pris connaissance de documents attestant de déversements radioactifs. Avec un collectif, elle a entamé des poursuites judiciaires et elle est en train de gagner et d’obtenir des compensations.

Vous avez donc bénéficié de ses documents pour que Dead Stars soit le plus authentique et le plus crédible possible?

Benjamin Whitmer: J’ai eu des milliers de ces documents en ma possession et pour autant que je puisse le dire, tout ce que je raconte dans le livre est absolument authentique à 100 %, y compris l’accident qui se produit au centre du livre.

Qu’est-ce qui vous a le plus stupéfié en vous ­immergeant dans ces documents?

Benjamin Whitmer: À quel point le gouvernement américain est prêt à tuer son propre peuple, avec quelle désinvolture il était prêt à nous sacrifier, nous les civils, pour son propre intérêt. Et cela n’inclut pas seulement les gens qui travaillent là-bas mais aussi ces Indiens dans les réserves où les États-Unis testaient leurs armes nucléaires en toute impunité.

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