Jean Le Gall nous emmène dans la Rome de la fin des années 1960 et Stephanie Blake, la mère de Simon Lapin, signe son premier roman, parmi nos coups de cœur livres de la semaine.
Dernières nouvelles de Rome et de l’existence
Roman de Jean Le Gall. Editions Gallimard, 192 pages.
La cote de Focus: 4,5/5
Fustigeant la ruine des idéologies dans le ventre mou de l’individualisme et renvoyant la politique à son inexistence, Jean Le Gall signe un triomphe de comédie à l’italienne.
Rome, 1969. Dans une Italie en proie aux révoltes sociales et aux attentats, Nicola Palumbo, promu champion d’un communisme «dissident», se voit promettre un destin national considérable. Enhardi mais empêtré par la figure d’autorité dont on lui fait grâce, le leader fait volte-face devant ses militants le jour de son élection au poste de secrétaire général. Tournant le dos à la carrière politique, le drôle de zèbre se fait embaucher comme commercial pour une enseigne d’ameublement: selon lui, le lieu idéal pour mener une étude sur l’affaissement de «l’homme moyen». «Le canapé, c’est de l’esthétique démocratique, c’est la fin de l’aventure, c’est un monde à la mesure de nos désirs et nos désirs ne sont plus qu’indigents.» Dès lors, reconverti dans le convertible, l’antimoderne tourmenté se fait fort de théoriser une révolution du réel. Faisons-lui confiance: Nicola est un gars sûr (enfin, faut voir), digne (à 45 balais, il ne porte pas de tricot de peau sous sa chemise), bref un homme à suivre. D’ailleurs, un agent du renseignement l’a pris en filature et Silvana Mangano –«La» Mangano!– manque de se jeter dans ses bras. Du reste, Palumbo est prêt à tout: tenez, le voilà qui expérimente le congé maladie!
Donner congé aux politiques
Déclarant la guerre à l’ennui comme à l’homme moyen –ce «client de la vie, de la société, de la politique», la farce grinçante sonne comme un hommage avoué aux nouvelles de Moravia, au cinéma de Dino Risi et autres La Grande Belleza de Sorrentino (tous cités). Cheval de Troie d’une charge contre la politique qui gâche la vie en accélérant le dérèglement du réel, doublée d’une diatribe finaude contre le cynisme de la société de consommation, l’humour tonitruant fait mouche à chaque page. Cascade de gags désopilants, dialogues à se pâmer (même les oiseaux jouent de la petite flûte)… C’est un festival du verbe et de l’esprit. Transformant la décrépitude du genre humain en une fête du scepticisme, Le Gall marche sur Rome et sur l’eau; on lui renvoie la flèche qu’il adresse à Stendhal: «Un désenchanteur de première bourre, un railleur exceptionnel.» Médusé de tristesse et cependant drapé d’une drôlerie sauvage, on referme l’ouvrage «comme un muet regarde un bavard: avec surprise et jalousie».
Fabrice Delmeire
La Destination
Roman de Valérian Guillaume. Editions Actes Sud, 128 pages.
La cote de Focus: 3,5/5
C’est une station balnéaire typique, avec sa plage, son front de mer, son petit train, ses boutiques de bric et de broc, son attraction touristique improbable –la Pierre de l’Ange, sculptée par la mer dans le granit, qui «ressemble à un gros bébé souriant doté, dit-on, de nombreux pouvoirs qui varient en fonction de l’endroit où on le touche». Tout est pensé pour les estivants à La Destination, qui vont et viennent par cars entiers dès que l’été sort de sa boîte, dévalisant les marchands de gaufres et de crêpes entre un feu d’artifice et un concours de châteaux de sable, sous le regard perplexe de la jeune narratrice, qui vit là depuis toujours.
Une ado pas comme les autres. Pas seulement parce qu’elle est régulièrement envahie de mots et de voix qui débordent d’elle comme la lave d’un volcan, mais aussi parce qu’elle est dotée d’une sensibilité atypique qui lui fait voir le monde sous un jour poétique. Ses crises lui valent d’être traitée de «tarée» par ses camarades du collège, où elle ne compte plus mettre les pieds à la rentrée.
«Heureusement, il y a Gigi pour croire un tout petit peu en moi.» Gigi, c’est la doyenne des commerçants qui règne sur «Les Souvenirs du Port», un bazar dans son jus, qu’elle s’épuise à faire tourner. Une Samaritaine qui peut classer «les spécimens de l’espèce humaine» rien qu’à la «façon d’ouvrir et refermer la porte». Elle ne se contente pas de faire travailler sa petite protégée, elle la loge aussi, sa mère biologique ayant définitivement rompu les amarres avec la réalité.
Quand elle n’est pas derrière le comptoir, la jeune fille erre la nuit, seule ou avec la bande à Fonfon, à faire les 400 coups. Un peu zinzin ce Fonfon, mais gentil, bien parti pour finir voyou, ou marginal comme Saturnin Prodige qui dialogue avec les vagues ou comme Monsieur How Many, qui habite sur un rocher depuis qu’une cloche lui est tombée sur la tête. Lui aussi, «la vie l’a éjecté sur le bord».
La narratrice pourrait finir elle aussi en «ombre de la côte». Mais une rencontre fortuite va peut-être tout changer. Madame, bourgeoise excentrique qui a une villa dans le coin, a succombé au charme de celle qu’elle décrit comme «un poème vivant». Preuve décidément que «la vie quelquefois, c’est vraiment des toboggans».
Entre la satire douce-amère et le croquis de vacances burlesque, une ode ciselée qui sent bon non pas la crème solaire mais le parfum iodé du grand large.
L.R.
Le Coup du lapin
Roman autobiographique de Stephanie Blake. Editions La Tribu, 240 pages.
La cote de Focus: 3,5/5
«Simon, c’est mon Frankenstein, mon golem. Je l’ai créé pour qu’il prenne la parole, et grâce à lui, je transgresse absolument tout. Dans cette schizophrénie, je suis libre.» La voix qui parle ici est celle de Stephanie Blake, autrice et illustratrice célébrée de littérature jeunesse, inventrice de Simon, insolent petit lapin né à la littérature dans Caca boudin. Dans Le Coup du lapin, son premier roman destiné aux adultes (publié chez la toute nouvelle maison La Tribu), elle se livre avec franchise et candeur sur les failles et les blessures intimes qui ont nourri les nombreuses péripéties de son alter ego.
La grande blessure de Stephanie Blake, c’est le lien abîmé qui l’unit à sa mère, et la séparation d’avec son père qu’elle a vécue comme un arrachement. Un double traumatisme qui d’une certaine façon la prive d’enfance, et la poussera peut-être à revisiter cette période dans son art toute sa vie d’adulte. Dans un récit à vif, porté par une langue simple mais percutante, elle remonte au triple galop l’histoire de sa vie, marquée par une profonde soif de liberté. Elle parcourt le défilé des hommes de son existence, autant de substituts paternels, auprès desquels elle commence par s’éteindre avant de tenter de regagner la surface, quitte à jouer des coudes voire plus. Sa trajectoire est celle d’une femme coupée de la mère, et du féminin, qui a voulu «être dans la maison des hommes. Je voulais être le vainqueur en haut de la pyramide. Et j’y suis arrivée, j’ai rattrapé les hommes […]. Je suis patriarcat, je suis capital». Cette prise de conscience teintée de désillusion signe aussi une renaissance, rendue possible par l’objet ultime de ce texte à l’urgence communicative: la réconciliation posthume avec la figure maternelle.
A.E.
Comme un papillon
Roman noir de Christophe Molmy. Editions La Martinière, 320 pages.
La cote de Focus: 3,5/5
Mathieu n’en revient pas –«c’est quoi ce délire?» Lui, accusé de viol et mis en garde à vue? «Mathieu était abasourdi, il allait se réveiller. Il n’avait rien à faire là.» Sa femme Estelle a un autre point de vue: «La fouille des tiroirs, les affaires des enfants piétinées. Pour la première fois depuis longtemps, elle ne s’était pas rangée de son côté. Il y avait peut-être là une chance de tout recommencer.» Quant à Manon, la psychologue que Mathieu doit consulter, elle aussi a son point de vue, et il sera vengeur…
Récit d’un prédateur tombant de son piédestal, et de victimes qui refusent de le rester, Comme un papillon surprend par son économie de moyens et le parcours de son auteur, lui aussi sorti de sa chrysalide: le «super flic» Christophe Molmy, toujours patron de la Brigade des mineurs de Paris, quitte le confort des polars procéduriers (La Fosse aux âmes, Les Loups blessés) pour du noir tout en psychologie.
O.V.V.