Avec Trust, Prix Pulitzer 2023, Hernán Diaz se joue du lecteur
Avec son deuxième roman, le brillant et malin Trust, Prix Pulitzer 2023, Hernán Diaz se joue du lecteur à travers un récit immersif à tiroirs dans le New York des années 1920-1930.
Né en Suède il y a 49 ans, Hernán Diaz a 10 ans lorsqu’il retourne avec sa famille à Buenos Aires. Qu’il quitte pour Londres à 23 ans avant de s’installer définitivement à New York, où il réside toujours aujourd’hui. Avec le magistral Au loin paru en 2018 aux éditions Delcourt, un immense roman sur la solitude, Hernán Diaz se retrouve d’entrée de jeu finaliste du Pulitzer. Qu’il remporte finalement cette année avec Trust, tout aussi maîtrisé et formidable.
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Sans doute parce que le récent lauréat débarque dans le bureau de sa maison d’édition parisienne avec sous le bras un tote bag de Neu!, du séminal groupe de krautrock allemand, sans doute aussi parce qu’Hernán Diaz a longtemps hésité entre devenir saxophoniste de jazz professionnel et écrivain, probablement parce qu’il aspire à écrire un essai sur le post-punk, mouvement musical aux mélodies déclinables à merci -hypnotiques, répétitives et entêtantes-, on aborde Trust avec une analogie musicale. En effet, cette plongée dans le New York des années 1920-1930, avec comme point de référence le krach de 1929, est déclinée en quatre mouvements: un roman, un manuscrit, des mémoires et un journal intime. Comme si Hernán Diaz abordait une même histoire à travers quatre partitions différentes.
“J’aime beaucoup cette notion, s’emballe celui qui est diplômé en littérature comparative et rédacteur en chef de la biannuelle publication académique de l’Université de Columbia. Le lecteur, comme Brian Eno avec ses disques, devient le producteur du livre ou l’ingénieur du son. Vous mixez les quatre actes que vous mentionnez, vous décidez comment ils se mélangent, fusionnent et s’estompent l’un dans l’autre. J’avais l’habitude de décrire le livre à la manière d’un roman policier dans le sens où Trust est constitué d’un ensemble de preuves. Au lecteur de se transformer en enquêteur, de passer cet ensemble de preuves au crible afin de découvrir la vérité. Mais la correspondance musicale fonctionne aussi.”
Processus rationnel et élaboré
Il y a tant à dire et à écrire sur Trust, roman à l’essence universelle sur l’argent et la corruption qui en découle, sur ce New York à travers le prisme d’un king de la finance qui a su manipuler les ficelles du capitalisme pour s’enrichir. “La société occidentale est inégalitaire depuis la naissance du capitalisme et la révolution industrielle. Vous connaissez cette expression de prophétie auto-réalisatrice, qui est un exemple classique de la ruée vers les banques? Des investisseurs pensent qu’une telle banque va faire faillite. Ils en sont foncièrement convaincus, alors que font-ils? Ils retirent leur argent. Et que se passe-t-il alors? La banque fait faillite. Mais pourquoi diable fait-elle faillite? Parce que les investisseurs sont persuadés que la banque va faire faillite! Alors qu’il s’agit d’un processus hautement rationnel et élaboré.” Avant de terminer sa journée d’entretiens et de regagner ensuite son hôtel pour regarder des interviews de Brian Eno avant de se coucher “parce que c’est aussi relaxant que de faire du yoga”, Hernán Diaz insiste sur la notion d’étouffement qui peut transparaître de Trust: “Je voulais jouer sur le sentiment que vous pouvez ressentir lorsque vous ne comprenez pas un contrat avec un vocabulaire pseudo- scientifique alors que ce n’est pas si compliqué que cela.” De fait!
Trust ****
Audacieux dans sa construction qui se joue du lecteur avec talent et douce insolence, Trust (Prix Pulitzer de la fiction 2023) est une immersion vertigineuse dans l’Amérique des années 1920 et 1930. Constitué de quatre parties, ce deuxième ouvrage de Hernán Diaz démarre par un roman, Obligations, écrit par un certain Harold Vanner et raconte le destin de Benjamin Rask. Mathématicien hors pair, le jeune homme devient un mogul de la finance et provoque, ou en tout cas se sert du krach de 1929 pour s’enrichir éhontément. D’un tempérament austère et solitaire, il épouse néanmoins Helen, qui va rapidement sombrer dans la dépression jusqu’à perdre la raison. Après quelques pages de Ma vie, deuxième partie qui épouse la forme d’un manuscrit rédigé à la première personne, on mesure que Hernán Diaz évoque, à peu de choses près, la même histoire avec des petites subtilités, des petits détails, des angles différents. Le couple Benjamin/Helen devient Andrew et Mildred, les personnages changeant de prénom. Mais Trust bascule lors d’un troisième volet intitulé Un mémoire, remémoré, sur l’écriture de la véritable autobiographie d’Andrew/Benjamin. Ce dernier réécrit sa vie à Ida Partenza, son ghostwriter, quitte à minimiser son rôle dans ce qui plongea l’Amérique dans la Grande Dépression. Histoire de nous laisser sur le flanc, Trust se termine par Futures, le journal intime de Mildred Bevel. Au-delà de ce véritable tour de force littéraire qui prend l’apparence de poupées russes pour mieux nous manipuler, le romancier décrit la frénésie et la folie de l’époque, son égoïsme, son cynisme, sa cupidité, ses bassesses. Diaz nous captive avec les arcanes de Wall Street et les fluctuations des marchés. Il offre la part belle aux femmes et surtout à sa double héroïne, incapable de rester saine d’esprit dans une société vénale et patriarcale jusqu’à devenir socialement invisible. Brillant!
De Hernán Diaz, éditions de l’Olivier, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard, 400 pages.Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici