Alice Zeniter, Flammarion
Frapper l'épopée
352 pages
Après avoir exploré son pedigree de lectrice, Alice Zeniter revient avec une fiction à haute teneur romanesque, mais aussi politique.
« Il y a un gros trou de textes dans l’histoire familiale de Tass -l’Histoire familiale de Tass commence par un trou énorme, du vide bien épais, du noir poisseux. » Alors Frapper l’épopée va remédier à ce silence, tenter de combler les brèches. De retour en Nouvelle-Calédonie après une rupture amoureuse, Tass, professeure de français, laisse derrière elle la métropole pour regagner sa terre, où elle peine à comprendre son ancrage. Intriguée par Célestin et Pénélope, jeunes et taciturnes jumeaux kanakes dont l’aura l’interpelle, elle largue les amarres pour partir à leur recherche quand ceux-ci disparaissent mystérieusement. Suivant leur piste sur les traces d’un mouvement indépendantiste, Tass remonte le temps, parcourant les paysages qu’elle déchiffre comme un livre d’histoire.
À travers son parcours et celui des jumeaux, c’est toute l’histoire de la Nouvelle-Calédonie qui s’ouvre à nous. Pourtant initié avant les événements qui agitent l’île depuis quelques mois, le roman livre un éclairage précieux sur la situation. Une histoire de dépossession et de ré-appropriation, d’acculturation et d’assimilation. De colonisation et de décolonisation, en somme. Les tensions se vivent jusque dans le langage: « Les pronoms se disent du bout des lèvres, avec des points d’interrogation, sinon ils blessent vite. Tu, on, nous, eux, ça se manipule avec précaution. » Zeniter questionne la possibilité même du collectif, du « vivre ensemble », cette locution tellement ressassée qu’elle a été dépouillée de son sens profond, et qui bute ici sur l’emploi répété de deux mots de quatre lettres. Vous. Nous.
Message aux Caldoches
Avec une réelle ampleur romanesque, Zeniter dirige son récit, d’abord en parallèle, navigant de Tass au groupuscule qui accueille les jumeaux; puis vient la rupture, parenthèse temporelle qui retrace l’histoire d’une dépossession, et l’irruption du « je » de la romancière qui sonde l’intime dans la fiction, relie l’autrice à son héroïne, et comment « Tass existe parce que cette histoire n’est pas la mienne et qu’elle n’est pas pas la mienne. » Car au détour du récit des origines coloniales de la Nouvelle-Calédonie surgit Arezski, double potentiel d’un ancêtre de Zeniter, Algérien rebelle exilé au bagne, dans ce « paradis » cyniquement transformé en colonie pénitentiaire.
Frapper l’épopée est tout à la fois un roman contemporain et un roman historique, un roman d’aventures et un roman politique, un roman anticolonialiste et un roman initiatique. Zeniter y multiplie les belles trouvailles (à commencer par l’empathie violente, outil de lutte visant à infliger aux Caldoches l’expérience gratuite de la dépossession), et confirme sa grande virtuosité dans la construction du récit, livrant à la suite du grand roman de l’immigration qu’était L’Art de perdre un grand roman de la décolonisation.
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