Au pays de l’oncle Sam, « poétique de l’isolement »
L’immensité des espaces propres aux États-Unis engendre-t-elle une typologie particulière d’isolement? Américaines solitudes, le nouvel ouvrage de Jean-Luc Bertini, le prouve par l’image.
De Jean-Luc Bertini (France, 1969), on avait retenu jusqu’ici un talent inouï pour le portrait d’écrivain. On pense en particulier à celui d’une idole personnelle, Pierre Michon, immortalisé sur fond noir. Dans ce visage surgi du néant, le photographe laissait entrevoir bien plus qu’une personne, à savoir un territoire, celui de la Creuse. Des rides comme des vallons, un front comme des ornières, un regard doux comme un horizon se perdant dans le rose. Mais il était aussi question d’un ogre, Jim Harrison, dont le ventre énorme disait des montagnes. Le sourire parcellaire racontait les rigueurs hivernales du Montana. Au vu de ces représentations cartographiques, il n’est pas tellement surprenant d’apprendre que Bertini délaisse parfois les yeux pour les lieux.
« À l’été 2008, je roule deux mois dans le nord-est des États-Unis avec en tête la mort de ma mère survenue pratiquement la veille de mon départ. Dévasté, j’ai cependant maintenu mon voyage. Tant qu’à pleurer, mieux valait encore le faire au volant d’une vieille Mercury. Je suis parti sans intention précise sinon celle que je désirais regarder de plus près ce pays, rouler jusqu’à plus soif et prendre des images. Cela va durer dix ans, et autant de voyages. Tout au long de ces années, ma méthode n’a guère dévié: je vise une large zone géographique, repère les principales villes qui me servent à la ceinturer, puis conduis ma voiture de location plusieurs semaines durant, aux aguets« , confesse-t-il au bout de Américaines solitudes, dernier ouvrage qui condense un projet au long cours entrepris parallèlement à son travail de portraitiste. Voilà pour ce qui est du programme. Une question: pourquoi diable les États-Unis? On se doute que ce n’est certainement pas en raison du « rêve américain » que le photographe a multiplié les allers-retours pendant plus d’une décennie. On l’imagine mal adhérer aux « dévotes calembredaines« , pour citer Pierre Michon, d’un catéchisme volontariste par trop édifiant. Non, les rouages de la fascination s’avèrent plus tordus, travaillés qu’ils sont par les magnétismes contradictoires de l’attraction-répulsion. Bertini de glisser Jean Baudrillard, celui de l’ouvrage Amérique, en guise de note d’intention: « Cet univers complètement pourri de richesse, de puissance, de sénilité, d’indifférence, de puritanisme, et d’hygiène mentale, de misère et de gaspillage, de vanité technologique et de violence inutile, je ne peux m’empêcher de lui trouver un air de matin du monde. C’est peut-être que le monde entier continue de rêver de lui alors même qu’il le domine et l’exploite. » Pas de plus belle déclaration d’amour que celle qui s’affiche d’une totale lucidité.
États d’âme
« Et puis, comme j’étais la plupart du temps seul, il est probable que la solitude tourmentée de mes voyages se soit confondue avec toutes celles que j’avais sous les yeux« , écrit également Jean-Luc Bertini, qui a fait de la thématique de l’isolement le schème opérant de son ouvrage. À juste titre, Gilles Mora crédite Bertini de la mise au jour d’une « poétique de l’isolement« . L’historien de la photographie explique: « Si sa lecture de l’Amérique dérive vers cette atomisation violente de l’individu social, ici largement repéré dans ce qu’on nomme les classes sociales défavorisées, en particulier les délaissés de la sphère économique américaine (des retraités âgés aux multiples sans-abris, en passant par les minorités ethniques), alors Bertini a raison de les photographier ainsi, pris dans les rets d’un environnement qui les écrase, les coince en son milieu, les réifiant comme autant d’éléments impuissants du décor. »
Au fil des pages et des États parcourus, on ne compte pas les images qui enfoncent le clou de cette vérité. Une adolescente du Michigan scrute son portable devant une maison inanimée. Ou encore un homme au comptoir d’un diner, ultra-mangeur isolé en conversation avec des pots de sauce. Il y a aussi ce clochard du Nevada au regard perdu. Vertige. Ce qui frappe, comme l’a écrit l’écrivain Richard Ford, auteur de la préface, c’est que Américaines solitudes pointe une solitude plus essentielle, plus vaste que celle qu’endurent les hommes. « Il existe aussi une solitude des objets -des voitures, caravanes, édifices anonymes, panneaux de circulation, maisons- dont on aurait pu les croire exempts puisque inanimés« , observe celui à qui l’on doit le cycle littéraire dit « de Frank Bascombe ». Ce vide-là, impossible à combler, s’exprime nulle part mieux qu’entre les milliers de kilomètres qui séparent New York de Los Angeles.
Jean-Luc Bertini, Américaines solitudes, éditions Actes Sud, 152 pages.
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