Annie Ernaux, mémoire vive
L’écrivaine de 82 ans vient d’être récompensée du Prix Nobel de littérature pour « le courage et l’acuité clinique avec laquelle elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle ». En 2016, nous la rencontrions chez elle, en banlieue parisienne.
A 75 ans, Annie Ernaux revient sur l’été de ses 18 ans. Grand roman sur le temps et bouleversante réflexion sur l’écriture de soi, Mémoire de fille fait le portrait ultralucide et sensible d’une fille libre et perdue, en passe de devenir écrivain. La pièce manquante d’un édifice romanesque fascinant.
Quand on sort du RER à Cergy-Pontoise, l’air est léger comme dans L’Ami de mon amie, film estival d’Eric Rohmer qui immortalisait, en 1987, les promesses de la ville nouvelle. Grand plateau mathématique, rues interchangeables et préfabriqués pastel: on finit par s’y égarer… « Vous êtes à Cergy-Saint-Christophe? Il fallait descendre à Préfecture! Ecoutez, restez devant la Poste, je viens vous chercher en voiture. » Papesse de l’écriture de soi, Annie Ernaux a fait de sa vie la matière de tous ses livres depuis 1974. Expérience complexe de transfuge de classe (ses parents tenaient une épicerie en Normandie, elle finira agrégée de lettres, et l’écrivain que l’on sait) dans Les Armoires vides, portrait du père dans La Place, récit de son avortement clandestin dans L’Evénement, de son mariage malheureux dans La Femme gelée, de sa liaison dévorante pour un homme marié dansPassion simple, ou de son cancer dans L’Usage de la photo…
A 76 ans, celle qui n’a cessé de tenter de retenir la vie par une écriture volontairement dépouillée (elle dit « plate ») revient dans Mémoire de fille sur le point aveugle de son oeuvre et de sa vie: l’été 1958, soit celui qui la verra, le temps de quelques semaines, expérimenter la liberté et découvrir le sexe alors qu’elle est monitrice de colonie. Violemment rejetée par H., son premier amant, insultée et moquée pour sa prétendue légèreté, elle ne reviendra jamais complètement de cette nuit originelle, trou indicible et opaque – dans la vie et l’écriture. Presque soixante ans plus tard, cette lectrice de Bourdieu et disciple du Michel Leiris de L’Age d’homme en exorcise les démons dans un texte bouleversant, qui bouge les lignes et réinvente encore cette écriture de soi qu’elle n’a cessé d’incarner de manière confondante.
Moins sociologique, plus viscéralement intime, Mémoire de fille est un texte important, qui déconstruit les certitudes biographiques et romanesques, et engage singulièrement le temps, la mémoire et le corps (sexuel, humilié, échauffé, frondeur, glacé). Pente bucolique, calme absolu et pommier en fleurs: on arrive dans le jardin de la maison de Cergy après une succession de ronds-points et grandes plages de béton. Peau lumineuse et rire clair d’adolescente, Annie Ernaux se raconte, la main toujours prête à s’emparer d’un livre de sa bibliothèque adjacente – mur composé de ces volumes dans lesquels on se cherche et se dépose, le temps d’une vie. Paris semble si loin. « Vous regardez la vue? Ça fait des années et je ne m’en lasse pas… Vous voyez la masse très noire, là, au loin? C’est La Défense. »
Pourquoi avoir attendu si longtemps pour aborder l’histoire de cet été 1958?
Cela faisait des décennies que je pensais à écrire, à affronter cette histoire. Il s’agissait bien de cela: d’affronter. Je voyais ça comme une lutte. Pas avec la mémoire – parce que j’ai une excellente mémoire (long sourire) –, mais avec la réalité de ce qui a eu lieu, et avec l’écriture. Rendre la réalité de cette année 1958 par l’écriture: cela me paraissait immense. Ça supposait de moi un véritable investissement de l’être, et de l’être écrivant. Longtemps, j’ai repoussé: je ne me sentais pas prête. Mais il y avait cette idée qui me hantait: et si je finissais par mourir sans avoir écrit ce livre? J’aime bien regarder les choses lucidement: le temps devant moi se raccourcit. Comme je l’écris, il y aura forcément pour moi un dernier livre, comme il y aura un dernier amant, un dernier printemps, et aucun signe pour le savoir… C’était un moteur très puissant qui m’a fait m’y mettre. Enfin.
Pourquoi était-ce si difficile?
C’était le texte inabordable, dangereux. Pour plein de raisons. C’est la découverte du sexe, ce qu’André Breton appelait « l’infracassable noyau de nuit ». Ce livre signifiait que j’allais devoir aborder frontalement le sexe dans toutes ses nudités. Sa noirceur. Tout ce qui y implique l’autre. Mais il y avait aussi, immédiatement ensuite, le rejet par cet homme à qui je m’étais donnée à 18 ans, l’expérience du délaissement, l’humiliation et la honte qui s’en sont suivies. Il me semblait, enfin, que plus que les autres, ce livre échappait à toute explication – psychologique, ou sociologique.
Que se passe-t-il pour vous, dans cette nuit de laquelle vous n’êtes jamais revenue?
Il me semble que quand j’arrive à la colonie, l’avenir est tellement ouvert. A 18 ans, j’ai une faim, une ouverture absolument extraordinaire. J’imagine que je peux être tout. Après cette nuit avec H. commence une période de glaciation. Dans mon journal, je parle des années blanches – blanches au sens où elles n’ont pas de signification. Rien ne me touche. Au fond, l’avenir n’a plus d’avenir: j’y suis poussée, obligée d’en avoir un, de le préparer. Mais je n’ai pas d’envie. Je regarde le monde à travers une vitre. Et puis il y a les faits. Tout ce qui se passe dans mon corps: l’arrêt de mes règles, pendant deux ans. Et la boulimie, dont je ne connais pas le nom – on ignore tout ça à l’époque. J’ai compris ce que j’avais eu en 1980, presque vingt ans après en avoir été atteinte: manger pour combler un vide – le vide du sexe. Etre dans la volonté malheureuse, vouloir comme un bien ce qui en fait vous détruit. Ce sont les suites de la nuit. Ce que j’appelle « l’avenir d’une expérience », et qui n’est jamais donné.
Comment liez-vous cette expérience de l’indicible au devenir écrivain?
L’année suivante, je pars en Angleterre, comme fille au pair. Je travaille juste le matin, et j’ai tous mes après-midis. Je suis un électron libre à Londres. C’est dans ce vide-là, dans cet éloignement de ce passé récent – dans cette vacance, dans tous les sens du terme, au fond – que très lentement, j’ai cette impression que je vais écrire. Je me gave des livres du rayon français de la bibliothèque. Je lis Michel Butor, Alain Robbe-Grillet, beaucoup de contemporains. Ça m’intéresse énormément: je suis dans l’écriture, je veux voir comment ça fonctionne. Et je me dis pourquoi pas moi? J’ai envie d’écrire. Ce n’est pas un rêve, c’est une volonté. L’écriture est alors en train de remplacer l’amour. C’est évident.
Dans Mémoire de fille, vous vous mettez en scène en écrivain, partagée entre la jouissance du déballage des souvenirs et la douleur de leur mise en forme. On vous sent régulièrement gagnée par une forme de découragement, d’échec annoncé…
La forme, c’est une douleur, une lutte. Elle n’est pas donnée : pour chacun de mes livres, je cherche la forme qui convient exactement à ce que je vais dire. Car je pense que tout est dans l’écriture de ce qui a eu lieu, et pas dans l’histoire elle-même. L’histoire de Mémoire de fille n’est rien : si on réfléchit bien, c’est même la chose du monde la mieux partagée, que d’avoir une première nuit avec un garçon ou une fille – c’est toujours une première nuit de l’autre. L’enjeu ne se tenait pas dans l’événement en lui-même mais dans ses circonstances, son ressenti. J’ai voulu tenter de reconstituer la fille de 1958 à son entrée à la colonie. Retrouver son imaginaire, ou son état psychique, chercher les raisons de son orgueil et les causes de ses rêves, les langages qui composent son discours intérieur.
Vous adoptez en l’occurrence une forme singulière, qui alterne les prises de parole entre « je » et « elle ». Comme avez-vous travaillé cette dissociation?
Le livre a pu s’écrire à partir du moment où j’ai senti que c’est sur cette dissociation que je devais fonctionner. C’est l’interrogation que je mène à partir de cette photo d’identité qui était collée sur mon livret scolaire: quand je la regarde aujourd’hui, est-ce qu’elle est moi? Est-ce que je suis elle? La réponse, en l’occurrence, est totalement mitigé e: à l’époque, je n’ai pas encore lu Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, par exemple. Une lecture qui viendra nommer et éclaircir bien des choses, et m’alléger un peu de la honte. Et puis, je suis encore pour l’Algérie française, et capable de faire des équations du second degré – ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Et en même temps, la mémoire de cette fille est encore la mienne – cette mémoire de l’après-guerre: l’épicerie de mes parents à Yvetot, le tour de France gagné par Charly Gaul. Tout ça, la fille de 1958 le savait, et je le sais toujours. Et c’est la mémoire qui fait l’identité. C’est par la mémoire, et par l’écriture, que je suis allée chercher cette fille, que je l’ai rejointe, et amenée jusqu’à moi, sans jamais adopter cette attitude de surplomb, de condescendance, ou de jugement. Ce que je cherche en écrivant, c’est cela, au fond: partir dans un regard en dedans qui me permet d’être cette fille à nouveau, et aboutir à ce: « Je suis elle, elle est moi. »
Outre la mémoire, vous travaillez sur des lettres, et sur un agenda dans lequel vous recopiiez des citations et des poèmes: une manière de composer avec l’absence de votre journal de l’époque, que votre mère a brûlé?
Il est sûr que si j’avais eu mes journaux, j’en aurais aussi recopié des passages, en guise de preuves. Ce sentiment de permanence du soi, rien ne le fait éprouver aussi bien qu’un journal. Mais je n’ai pas essayé de combler les trous de mémoire dans ce livre, au contraire: je les exhibe.
Votre livre superpose constamment différentes nappes temporelles, entre temps reconvoqué et avenir de l’écriture. Un projet très proustien?
Je pense avoir la même disposition profonde que Proust au temps, à la mémoire et à l’écriture. Pour lui comme pour moi, la mémoire est la seule chose qui compte. Remonter le cours du temps, faire exister ce qui a eu lieu par l’écriture. Proust le fait évidemment d’une façon unique, immense. Et moi je ne sais pas comment je le fais, mais pas de façon aussi large, c’est certain.
Vous en avez beaucoup parlé à l’époque de la sortie de Passion simple: écrire sur cette histoire d’amour destructrice vous permettait de ne pas l’avoir vécue pour rien. Une constante?
Bien sûr, je le pense toujours. C’est insupportable, de vivre pour rien. Et si je n’avais pas écrit Passion simple à l’époque, et Mémoire de fille aujourd’hui, tout cela l’aurait été pour rien. Ce qui change tout, toujours, pour moi, c’est de pouvoir écrire sur ces événements. Vous savez, je suis persuadée d’une chose: l’oubli n’est pas une chance. L’oubli, c’est cela la tragédie.
En 1989, vous êtes à Londres avec d’autres écrivains. A la première occasion, ils se précipitent tous dans les musées, tandis que vous choisissez de retourner sur les lieux de votre passé. Vous écrivez: « Je ne suis pas culturelle, il n’y a qu’une chose qui compte pour moi, saisir la vie, le temps, comprendre et jouir. » La plus grande vérité de ce texte?
Il était plus important pour moi de retourner sur les lieux où j’avais vécu une période très importante de ma vie. Manière de dire qu’au fond, ce qui m’intéresse, c’est tout de même la vie. Retourner sur les lieux ressemble pour moi beaucoup à la définition que je donne de l’écriture: revivre, mais sans la douleur. Et c’est beaucoup plus important pour moi que d’aller admirer des chefs-d’oeuvre. C’est transgressif, d’une certaine façon. Je ne suis pas culturelle: je ne suis pas un de ces « spectateurs d’art » que décrit Proust. Bien sûr, il se trouve que, faisant ce que je fais, c’est-à-dire écrire des livres, je m’inscris dans une activité artistique. Mais ce qui compte, avant tout, c’est cela, au fond: vouloir saisir la vie. Ce livre en est la démonstration.
Comment expliquez-vous le rapport très puissant que vous entretenez avec vos lecteurs? Cette recherche, vous lisant, d’une homologie avec leur propre parcours?
C’est vrai, j’ai un rapport très fort avec les lecteurs. C’est tout à fait extraordinaire, cette idée que d’autres viennent vous dire, après vous avoir lu, qu’ils se reconnaissent dans ce que vous avez écrit. Je ne me l’explique pas (long silence). Mais j’ai quand même un sentiment… le sentiment que si je vais jusqu’au bout dans mon travail d’écriture, si je ne me passe rien, alors il y a, au bout, ce que j’appelle l’espérance d’une goutte de similitude pour le lecteur. Mais cette sensation de similitude, ou du moins d’émotion, ne peut être atteinte que par une sorte de sacrifice, de don absolu. Un don absolu qui passe par l’écriture. C’est le miracle de la littérature, au fond: c’est cette fusion, cette dissolution de ce qu’on a vécu dans d’autres consciences grâce aux mots, vers d’autres êtres que je ne connaîtrai jamais. Dans ces moments-là, je me dis: « Mais oui, la littérature, ça existe. » C’est à ça que je pense, dans ces cas-là. Laissons tomber ceux qui disent: « Il n’y a plus de littérature, etc. » Ce n’est pas vrai. C’est une chose que je vois, que je constate.
Que penser, parmi vos lecteurs, de ces jeunes écrivains français qui se réclament de vous? Emmanuelle Richard, ou Edouard Louis, pour ne citer qu’eux…
D’abord je me dis: « Eh bien, ça y est, j’ai passé le cap, je suis donc bien vieille (éclats de rire)! » Mais je pense surtout que c’est une forme de transmission, et c’est quand même très fort. Il y a une ligne qui unit les écrivains, qui fait passage des uns aux autres, et j’en fais partie: je suis de cette chaîne. Ça me fait plaisir – enfin, plaisir n’est pas le mot: c’est une sorte de bonheur, de satisfaction, mais pas au sens égoïste du terme. Je dirais une forme de plénitude. Voilà, de plénitude.
Mémoire de fille, par Annie Ernaux, éd. Gallimard, 160 p.
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