Anne Besson analyse un genre très en vogue: «L’imaginaire de la fantasy est un laboratoire des possibles»

Anne Besson: "Les femmes sont très nombreuses dans les communautés de l’imaginaire". © DR
Nicolas Bogaerts Journaliste

De la littérature au cinéma, du jeu vidéo aux séries télé, la fantasy domine régulièrement les formes de la culture contemporaine. Aux côtés de la science-fiction et du fantastique, elle est un des trois grands domaines de l’ensemble qui porte le nom évocateur de littératures de l’imaginaire.

Professeur en littérature générale et comparée, Anne Besson en est une des grandes spécialistes. Elle y consacre une revue trimestrielle, Chimères, dont le premier numéro est paru en septembre. « Les récits de l’imaginaire mettent en scène des éléments surnaturels, c’est à dire qui n’appartiennent pas à la norme cognitive associée à l’époque de la rédaction », précise l’autrice, par ailleurs, du Dictionnaire de la Fantasy (2018). Pour autant, ses travaux scellent l’importance d’un genre qui, pour toute l’évasion qu’il offre, s’est emparé avec beaucoup d’agilité des enjeux actuels et de leur complexité.

Comment expliquer le succès de la fantasy et des genres de l’imaginaire?

Les genres de l’imaginaire, et donc la fantasy, connaissent depuis les années 2000 un développement sans commune mesure avec celui d’autres genres littéraires et médiatiques. La bascule arrive aux confins des années 90 et 2000: après les succès de Matrix et du Seigneur des anneaux au cinéma ou de Buffy à la télé, le phénomène Harry Potter a bouleversé les équilibres dans les secteurs éditoriaux. Avec l’arrivée des franchises, l’imaginaire passe de la niche au mainstream, de la marge au centre. Ces genres se renouvellent en permanence, avec une offre jeunesse très importante et, sur la toile, une production parallèle très active de fan fiction. Ces évolutions entraînent des transformations, une profusion qu’il faut organiser pour parvenir à l’adapter aux demandes des publics. Les genres de l’imaginaire sont aussi transmédiatiques. Ils proposent des univers qui peuvent être explorés à travers différents médias et donner lieu à une prolifération d’histoires. Tout cela suscite des œuvres expansives qui peuvent se développer dans de nombreuses directions. Le Sorceleur de Sapkowski est très intéressant à ce titre, avec ses adaptations croisées depuis les livres vers les jeux vidéo. Ce sont eux, et leur communauté de millions de gamers, qui l’ont amené à être très connu, et Netflix a proposé une adaptation en série. Les variations libres sur les personnages et les univers créés par Sapkowski l’ont inspiré en retour pour reprendre une œuvre qu’il avait interrompue.

Les rôles importants dévolus aux personnages féminins sont ils une spécificité dans l’imaginaire?

Les femmes sont très nombreuses dans les communautés de l’imaginaire, en lecture ou en écriture. En termes de personnages, on observe un très large éventail: des femmes de pouvoir, des leaders politiques, des filles, des mères, des guerrières, qui prennent la direction d’une représentation équilibrée des femmes. Cela correspond à une tendance sociale générale, mais très portée par ces communautés actives d’amatrices. Le cas de Game Of Thrones est intéressant car il correspond, sur le temps de sa diffusion, à une période de compréhension croissante de ces enjeux au sein de la société. Il y a eu une volonté d’entendre les critiques générées par les représentations d’une nudité largement féminine, les rapports sexistes et les viols dans les premières saisons et de réagir en fonction de ces demandes.

Comment s’articule le rapport de la fantasy avec les mythes?

Les mythes sont sans doute la principale source d’inspiration, avec les contes, le folklore, ou l’Histoire rendue légendaire. Contes et mythes sont les premiers récits qui ont forgé le casting merveilleux avec ses créatures, ses divinités. La réécriture contemporaine des mythes est un des domaines les plus dynamiques des productions récentes. Tolkien, très grand spécialiste d’Oxford, est connu pour s’inspirer entre autres des mythologies celtiques et nordiques. La fantasy se fonde fin du XIXe siècle, sur fond de redécouverte post-romantique des contes et des mythes. Une fascination naît car on peut y voir les sources des nations, de l’histoire de l’humanité. Les auteurs se mettent à chercher à travers le monde les sources des mythes, autres que ceux de l’Antiquité, et leurs points communs. La fantasy prend le relais de ces grands récits-là, les retravaille, propose un retour nostalgique ou subversif aux textes.

Avec une forme de syncrétisme?

Absolument. Dans les années 1920-1950, il fallait de l’unité pour paraître plausible et vraisemblable. Mais la fantasy jeunesse s’est voulue plus bariolée. Les Mondes de Narnia contient une base protestante, augmentée de mythologies diverses et variées avec des centaures, des sorcières, des animaux qui parlent, un Père Noël, un griffon. JK Rowling va reprendre ce genre de syncrétisme dans le bestiaire de Harry Potter. Pour le mythologue américain Joseph Campbell, le monomythe rassemble des légendes de toutes origines, qui sont les expressions d’un schéma narratif unique. Ce dernier résume le voyage du héros, du monde des humains au monde des divinités ainsi que son retour après une mort symbolique suivie d’une victoire sur les forces du mal. C’est la base de Star Wars, de Harry Potter, parmi d’autres fragments de scénarios qu’Hollywood va à son tour retravailler, revoir autrement, dans cette reprise constante de tropes et d’éléments communs.

Vous parlez de la fantasy comme « d’une mise à distance des obscurités contemporaines ». Ses mythes n’abordent-ils pas aussi des questions contemporaines?

La mise distance permet le recul critique. La fantasy, comme les autres genres de l’imaginaire, est très ancrée dans les sujets d’actualité. Parce qu’elle s’adresse aux jeunes adultes, directement concernés, par exemple, par les questions liées aux minorités ou au changement climatique. Tolkien, dont ont été perçues, dans les années 60, la position antimilitariste, anti-industrie, les aspirations bucoliques, a beaucoup défendu le rôle de l’évasion et du plaisir qu’elle procure: quand le cours du temps présent ne satisfait pas, que le climat est trop anxiogène pour s’acclimater d’une vision réaliste du futur, il faut d’après lui chercher à s’en évader activement, afin de susciter l’engagement, l’enthousiasme. C’est important de retrouver un élan vers les possibles pour revenir au réel en ayant recouvré une vue plus claire. Comme si on nettoyait nos vitres de la buée du quotidien. Ces réalités parallèles explorent des questions d’actualité en étant libre de ce qu’elles peuvent imaginer, proposer. L’imaginaire est donc un laboratoire des possibles, un lieu de réflexion libre sur ce qui aurait pu ou pourrait advenir sans se laisser brider par ce qui semble aujourd’hui inimaginable.

Anne Besson

2001 Agrégation en littérature moderne. Thèse en littérature comparée À suivre. Cycles romanesques et paralittérature contemporaine, domaines français et anglo-saxons

2017 Professeur de littérature générale et comparée à l’Université d’Artois

2018 Dictionnaire de la Fantasy, éditions Vendémiaire.

2021 Le Pouvoir de l’enchantement: Usages politiques de la fantasy et de la science-fiction, éditions Vendémiaire.

2024 Chimères, le meilleur des mondes imaginaires, Revue trimestielle, co-dirigée avec Victor Battaggion

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