2000 km en péniche en compagnie d’écrivains et artistes
De fin août à fin octobre, la péniche belge L’Ange Gabriel convoyait, sur 2000 kilomètres, écrivains, artistes et visiteurs sur les voies fluviales de Belgique, France, Allemagne et Luxembourg. Cette « navigation littéraire » pilotée par l’association thionvilloise Caranusca / La Pierre et l’Eau, intitulée Passerelles d’Europe, provoquait, entre résidences et rencontres, communions festives et échanges confinés, à la vitesse moyenne d’un poisson rouge pas trop stressé.
Amarrée sur un quai de Sarreguemines (Moselle) en ce début du mois d’octobre 2019, la péniche Freycinet L’ange Gabriel – longue de 38,5 mètres sur environ 5 de large (les écluses étant calibrées à 39 mètres…) – vivait, pour la quatrième année consécutive, son lot d’aventures, accueillant d’un quai à l’autre écrivains et artistes intrigués tandis que leurs prédécesseurs la quittaient à contre-coeur, systématiquement sonnés de ravissement… et prêts à bazarder leurs idées reçues sur la région: « J’imaginais ça, explique Thomas Vinau, l’Est, la Meuse, le Moselle, à la Simenon. Sauf qu’il y a fait très beau »; « La région est très attirante, ajoute Marie Desplechin, la proximité avec l’Allemagne jouant pour beaucoup. On va vers le coeur de l’Europe, ce qui est très stimulant. »
Si le « premier voyage de quelques jours » en 2016 avait servi de galop d’essai, dès l’année suivante l’épopée avait gagné en consistance: deux mois « d’aventure fluviale transfrontalière », sur 1450 kilomètres, de Namur à Namur via Verdun, Strasbourg, Mannheim, Francfort, Cologne, Maastricht et Liège. En capitaine littéraire et résident principal, pour cette première édition des Passerelles d’Europe: Olivier Rolin, qui profita de l’occasion pour inviter son ami Jean Echenoz – devenu depuis fidèle parmi les fidèles de ces pérégrinations aquatiques.
Après une édition 2018 plus axée sur la littérature jeunesse, avec un périple centré sur la Meuse franco-belge, la troisième « odyssée fluviale » affichait sur deux mois un nouveau parcours de 2000 kilomètres, via la France (Reims/Metz/Thionville puis /Sarreguemines/Nancy), le Luxembourg (Remich), l’Allemagne (Sarrebrück puis Coblence) et la Belgique (Namur, Liège). Au programme, un épatant casting d’artistes et auteurs venus y écrire, dessiner, photographier, tout en voguant à la rencontre du public plutôt que l’inverse: comédiens (Didier Bezace, Dominique Pinon), artistes (Julie Bonnie, Marc Namblard), dessinateur (Guy Delisle), écrivains (Marie Desplechin, Jean Echenoz, Mathias Enard, Eric Plamondon, Emmanuel Ruben, Thomas Vinau, Antoine Wauters)…
Le bon plan
Accostés en fin de salon par un membre de l’association ou invités par des amis-parrains pionniers, pas un participant interrogé ne cache son souhait de réitérer l’expérience, ni celui d’y rameuter une prochaine fois quelque camarade. La définition, en somme, d’un bouche-à-oreille efficace: « On se refile entre auteurs les bons plans de festivals et résidences, reconnaît Guy Delisle, dont Passerelles d’Europe fait désormais inévitablement partie. » Tous évoquent en effet la précieuse lenteur de l’équipée (« Une bulle, une errance lente, douce mais déterminée, un repli chaleureux » selon Thomas Vinau), occasionnant une « perception de la nature qui n’a rien à voir avec les perceptions classiques, comme si nous nous trouvions dans des sortes de coulisses » (Jean Echenoz), ainsi que l’absence « d’enjeu autre qu’amical » (Marie Desplechin).
Sous le pont extérieur, une grande salle commune, accueillant une cuisine, semble concentrer les souvenirs les plus marquants: « Tantôt salle de concert, explique Julie Bonnie, tantôt de conférences, elle redevient réfectoire puis dortoir en fonction de l’état de surpeuplement », voire atelier de typographie ouvert à tous, orchestré par le Liégeois Pascal Declercq et sa presse artisanale. Distribuant de part et d’autre une série de cabines d’où émergent les occupants comme sur une scène de théâtre, la pièce se métamorphose d’heure en heure, jusqu’au petit-déjeuner commun du jour suivant – parfois pris dans un état vaseux pour les plus couche-tard, fêtards, assoiffés. Des soirées que tous évoquent avec émotion, qu’elles se soient déroulées à l’issue d’une rencontre avec le public – comme celle ayant réuni Guy Delisle et Jean Echenoz à Sarreguemines, face à un abondant public franco-allemand -, ou au pied levé, par une fréquente conjonction des humeurs.
Inexplicable alchimie
Scène vécue, à ce titre: samedi soir, péniche amarrée sur un quai désert du petit village de Zetting (« Zettingen » du temps de l’annexion allemande), en Moselle. Sur la berge d’en face, à notre arrivée après traversée des écluses 27 à 23 du canal de la Sarre, un robot-tondeuse termine de fignoler l’égalisation d’une pelouse tandis qu’un pêcheur en tente Quechua, flanqué de son chien, nous observe d’un oeil inquiet. Avait-il planifié depuis des lustres cette nuit de pêche en solitaire, rêve désormais irrémédiablement gâché par notre massive et bruyante présence? Allez savoir. David Klam, local de l’escale et assistant à la production pour l’association Caranusca, à l’origine de cette exceptionnelle aventure, désigne avant la tombée de la nuit une forêt au loin, frontière géographique avec l’Alsace dite « bossue ».
Quelques heures plus tard, autour de la grande table de la salle commune, la fête bat son plein, bien ambiancée par le père de Claire Diverrès – autre membre de l’« équipe-épique-équipage » selon la formule de Thomas Vinau -, bien décidé à célébrer par de nombreuses offrandes de single malt écossais son nouveau statut de grand-père. Aux instruments, Marie-Hélène Caroff, directrice de Caranusca, son ukulélé et son joli brin de voix, et le régisseur/capitaine Manu Nourdin, leader du groupe de « chanson sociale » La Manutention. Aux premières loges, le facétieux Pascal Leclercq, son adorable gamine, sans oublier Guy Delisle, occupé à réaliser à main levée un croquis d’une adresse ayant toujours intrigué son comparse Jean Echenoz: le 9 boulevard Péreire à Paris – bâtiment désaffecté orné d’une déroutante enseigne: « Au Chirurgien Assassiné ». La soirée s’écoule ainsi, entre verres et notes, dans une ambiance irréelle, jusqu’à une heure avancée. De ce groupe hétérogène, certains n’avaient eu que quelques heures, sur le pont ou dans cette ensorceleuse salle commune, cernés de hérons, cyclistes, canards, oies, alcools de mirabelle ou cormorans, pour voir s’opérer l’inexplicable alchimie qui fait, maintenant depuis trois ans, le succès de l’entreprise.
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