Lester Bangs, figure centrale fantomatique d’une époque définitivement révolue
Alignant une dizaine d’entretiens avec les maîtres américains du genre, le livre Encore plus de bruit revient sur l’âge d’or de la critique rock.
La citation est connue -à tel point qu’on ne sait plus à qui l’attribuer: « Écrire sur la musique, c’est comme danser sur l’architecture ». En l’occurrence, Maud Berthomier n’a pas écrit un livre sur la musique, mais bien sur ceux qui ont écrit sur la musique, ces danseurs téméraires. Publié aux éditions Tristram, Encore plus de bruit propose de revenir sur « l’âge d’or du journalisme rock en Amérique, par ceux qui l’ont inventé ». L’entreprise a démarré il y a une dizaine d’années. Étudiante française installée aux États-Unis, Maud Berthomier se met alors en tête de rencontrer et interviewer tous ceux qui constituent son panthéon de la critique rock américaine. Ils ont pour point commun d’avoir publié essentiellement pendant les années 60 et 70, notamment au sein de publications devenues culte, telles Creem ou Crawdaddy!, et d’avoir mis au point une manière de parler de la musique qui privilégie la subjectivité à tout crin, tout en essayant de refléter l’intensité, la vitesse et l’urgence présentes alors dans le rock.
Encore plus de bruit rassemble ainsi une dizaine d’entretiens -dont une femme (Jaan Uhelszki) et un intrus (l’Anglais Nik Cohn)-, et un portrait en biais: celui de Lester Bangs. Injoignable depuis sa mort en 1982 d’une overdose accidentelle à l’âge de 33 ans, le « plus grand critique rock américain » ne pouvait pour autant manquer à l’appel: il a droit à un hommage croisé de la part de Greil Marcus et Jim DeRogatis, tous deux interrogés par Maud Berthomier.
Celle-ci prend bien soin de préfacer chaque interview -pour présenter et recontextualiser l’apport de chacun de ses interlocuteurs. Mais aussi la débriefer après coup -expliquant systématiquement dans quelles conditions elle s’est faite. Maud Berthomier n’en profite pas pour autant pour se faire mousser ou se mettre en scène. À l’inverse de ceux qui lui ont servi de modèle…
Champ ouvert
Sans doute l’époque a-t-elle favorisé l’émergence de ces différentes individualités. De Greil Marcus à Peter Guralnick, de Jon Landau à Nick Tosches, en passant par Richard Meltzer ou Lenny Kaye, c’est peu dire que les styles et les personnalités varient, voire s’opposent. Fans transis ou têtes brûlées, tous ont néanmoins en commun d’avoir pu chercher, improviser et expérimenter sur un territoire encore largement vierge, porté par les rébellions des années 60-70, et par un Nouveau journalisme qui floutait la distinction entre fiction et écriture du réel. Tosches note ainsi: « À partir de la fin des années 60, pendant huit ou dix ans, ce qu’on appelle le « journalisme rock » s’est résumé à ça: un vaste champ ouvert, un territoire sauvage taillé pour ceux qui voulaient écrire sur le rock’n’roll mais aussi pour des gens qui voulaient écrire sur tout le reste, en faisant croire qu’ils écrivaient sur le rock’n’roll. »
Greil Marcus est un spécialiste du genre, capable de pondre des livres entiers à partir d’un seul morceau. Il se rappelle quand il a sorti son premier ouvrage, Mystery Train, au milieu des années 70: « Tout le monde disait la même chose: « Waouh, on peut écrire sur ce truc comme si c’était une chose importante! Vous ne trouvez pas ça scandaleux! » ». Chez tous ces auteurs, la passion ne guidait pas seulement le fond, elle dictait aussi souvent la forme. Comme cet article de Mike Daly, se rappelle Marcus, à propos d’un concert de Chuck Berry, et « composé intégralement en lettres capitales. C’était l’une des choses les plus brillantes que j’aie jamais lues. Quelle idée géniale! Écrire tout le papier en capitales, c’était comme hurler en permanence. »
Entre deux considérations théoriques ou philosophiques, les exemples et anecdotes ne manquent pas pour illustrer les extravagances et autres libertés prises par les journalistes de l’époque. Jaan Uhelszki, par exemple: « Je me rappelle être allée à un dîner de presse pour Slade, un groupe de glam rock de Birmingham, en Angleterre, où on les a agonis d’injures jusqu’à ce qu’ils finissent par riposter en nous balançant les petits fours du buffet. » Dans un autre genre, Richard Goldstein évoque ses débuts avec un premier essai sur la nouvelle manière de consommer les drogues à l’époque. « Un éditeur l’a lu et il m’a approché. Il voulait que je fasse un livre sur la drogue… J’ai découvert par la suite que la publication dans la revue, puis dans la maison d’édition, était une opération de la CIA. » Plus tard, il se retrouve engagé au Village Voice. « Beaucoup de nos journalistes étaient des crapules. Lorsque Clay Felker a racheté le Village Voice, il a décidé qu’il ferait venir un traiteur pour le dîner hebdomadaire de la soirée où on devait « mettre le journal au lit » et rester jusqu’à minuit. Il avait apporté de l’argenterie et des assiettes en porcelaine, et en l’espace d’une semaine, tout avait disparu. Chacun s’était servi. Il n’arrivait pas à le croire. »
Évidemment, nul n’illustre mieux cette période agitée et déjantée que Lester Bangs. Son jusqu’au-boutisme têtu, son mauvais esprit passionné, ses facéties gonzo et sa radicalité punk en ont fait une icône. Sa figure hante d’ailleurs quasi tout le livre de Maud Berthomier, elle-même fan avouée. « Kurt Cobain lui-même a écrit des lettres au fantôme de Lester pour lui dire combien, à son meilleur, il représentait la conscience du véritable rock’n’roll », relève Jim DeRogatis.
Reste alors la question: qu’aurait eu encore à dire un Lester Bangs aujourd’hui? Plus largement, quel rôle peut encore jouer la critique rock, à l’heure où chacun donne son avis et n’hésite pas à mettre sa subjectivité en scène sur le Net? Les entretiens compilés dans Encore plus de bruit se gardent bien de distiller des réponses. Comme si le fameux âge d’or n’avait été qu’une impasse…
Encore plus de bruit, de Maud Berthomier, éditions Tristram, 300 pages. ***(*)
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