Les Quatre filles du docteur March, du roman à l’écran
Little Women, le réjouissant drame choral de Greta Gerwig, s’inscrit dans une longue tradition d’adaptations du classique de la littérature américaine né de la plume de Louisa May Alcott. Rappel des faits.
Peu de livres auront connu destin pareillement prolifère à l’écran. Largement inspiré de l’expérience personnelle de l’Américaine Louisa May Alcott, qui avait elle-même trois soeurs, Little Women est, à son époque, rapidement couronné de succès, aussi bien auprès du public que de la critique. Publié en deux temps, en 1868 et 1869, ce roman d’apprentissage conjugué au féminin pluriel et actant le passage délicat de l’enfance à l’âge adulte se déroule au Massachusetts durant la guerre de Sécession. En l’absence de leur père, pasteur nordiste engagé comme aumônier dans le conflit, quatre jeunes soeurs issues de la classe moyenne y font face aux difficultés de l’existence en temps de guerre. Encadrées par leur mère et leur fidèle domestique, il y a là l’aînée raisonnable Meg qui se rêve actrice, l’intrépide Jo qui veut être écrivain, la faible et charitable Beth qui joue du piano et enfin la cadette orgueilleuse Amy, passionnée d’art.
Traduit en français sous le traître titre des Quatre Filles du docteur March, le livre voit Louisa May Alcott, son autrice, se projeter d’évidence dans le personnage de Jo, célébrant au passage, et par-delà les conventions, le motif de l’émancipation féminine par le biais de la lecture et, plus encore, de l’écriture. À son propos, Simone de Beauvoir dira d’ailleurs dans ses Mémoires d’une jeune fille rangée: « Il y eut un livre où je crus reconnaître mon visage et mon destin: Les Quatre Filles du docteur March, de Louisa May Alcott. (…) Je m’identifiai passionnément à Jo, l’intellectuelle. Brusque, anguleuse, Jo se perchait pour lire, au faîte des arbres; elle était bien plus garçonnière et plus hardie que moi; mais je partageais son horreur de la couture et du ménage, son amour des livres. Je me crus autorisée moi aussi à considérer mon goût pour les livres, mes succès scolaires, comme le gage d’une valeur que confirmerait mon avenir. »
Une pluie d’adaptations
Le cinéma muet s’empare déjà par deux fois de Little Women: en 1917, dans un film britannique aujourd’hui perdu, et en 1918, pour une adaptation US tournée dans la maison même de Louisa May Alcott. Mais c’est à George Cukor, immense cinéaste en devenir, que l’on doit, en 1933, la première version populaire et marquante à l’écran, où une jeune Katharine Hepburn, à peine débarquée à Hollywood, force un peu sa nature garçonne dans la peau de Jo. À chaque adaptation sa résonance spécifique avec le contexte politique, économique et social de son temps. Soit ici, en l’occurrence, la Grande Dépression, qui trouve dans l’esprit de résilience cher au film de Cukor, mais aussi dans son portrait solidaire de la frugalité au quotidien, matière à inspirer les masses. Le public s’identifie pleinement, le film est un succès.
Dès sa naissance, la télévision n’est pas en reste. En 1939, une première version, dérivée d’une transposition de 1912 pour Broadway, voit le jour sur NBC. D’autres suivront dans les années 40 avant un grand retour, en 1949 et en couleur cette fois, par la case ciné. Réalisé par Mervyn LeRoy, le film n’est pas une franche réussite mais bénéficie d’un casting attractif qui place notamment Elizabeth Taylor et Janet Leigh aux côtés de June Allyson et contribue à la bonne carrière du film en salles. Rétrospectivement, ce Little Women vaut surtout pour sa glorieuse célébration de la flamboyance inégalée du Technicolor, procédé alors toujours en odeur de sainteté à Hollywood.
Côté télé, les adaptations pleuvent des deux côtés de l’Atlantique, sous des formes diverses et variées: série en six épisodes pour la BBC, déclinaison sous forme de musical pour CBS, série en six puis en neuf épisodes toujours pour la BBC… En 1978, une mini-série de trois heures découpée en deux épisodes et à nouveau estampillée NBC rassemble plusieurs jeunes stars du petit écran (Susan Dey, Eve Plumb…) et leur associe William Shatner (le capitaine Kirk de Star Strek) dans le rôle de ce bon professeur Bhaer. Puis c’est au tour du Japon de s’approprier l’affaire. En 1981, d’abord, avec un dessin animé long de 26 épisodes produit par le très prestigieux studio Toei Animation (Goldorak, Albator, Galaxy Express 999). Six ans plus tard, ensuite, avec une nouvelle fournée de 48 épisodes (!) réunis cette fois sous l’intitulé Tales of Little Women et qui introduisent de nouveaux personnages, faisant démarrer l’intrigue plus tôt que dans le livre de Louisa May Alcott, matrice d’un univers en constante expansion.
Un maximum de vie
En 1994, retour aux fondamentaux et au grand écran. Emmené par Winona Ryder, le généreux casting de ce nouveau Little Women réunit Susan Sarandon, Claire Danes, Kirsten Dunst, Samantha Mathis, Christian Bale, Eric Stoltz et Gabriel Byrne devant la caméra de Gillian Armstrong, réalisatrice australienne spécialisée dans les drames historiques. Mélo très corseté sur la forme, et à la fantaisie un tantinet figée, le film possède le charme suranné de l’une de ces mignonnes petites boules à neige que l’on dépose au pied d’un vieux plaid à Noël. Dans la foulée, les déclinaisons abondent, à l’opéra ou à Broadway, en radio ou bien sûr en télé, jusqu’à cette websérie indienne, Haq Se, qui, en 2018, année des 150 ans de la publication du premier tome de Little Women, adapte ses enjeux à l’époque contemporaine.
Forte de la réussite de son Lady Bird il y a deux ans, Greta Gerwig en livre aujourd’hui à son tour sa propre recréation, qui en déconstruit joyeusement la chronologie et y insuffle un maximum de vie. Il est tentant, bien sûr, de voir dans ce Little Women de 2020 un film à labelliser post-#MeToo, mais Gerwig en parle elle-même comme d’une histoire humaine avant tout. En grande admiratrice du roman d’origine, profondément féministe par essence, elle en fait mieux que personne ressortir toute l’ardeur des dialogues, vifs et cinglants, et puise aussi bien dans la biographie de Louisa May Alcott que dans son propre vécu matière à s’autoriser un final ludique et partiellement modernisé. Insistant notamment sur le fait que le livre parle avant tout de femmes artistes et du rapport des femmes à l’argent au sein d’une société patriarcale, elle aime à penser que ce film est peut-être en un sens le plus autobiographique sur lequel elle ait jamais travaillé. « C’est le récit d’une fille qui essaie de vendre des histoires et c’est quelque chose que je connais bien« , se plaît-elle ainsi volontiers à souligner. Touché.
Née au début des années 80 à Sacramento dans une famille d’obédience unitariste aux racines gaéliques et teutonnes, Greta Gerwig se destine d’abord à une carrière de dramaturge. Mais plusieurs refus lui barrant la route de masters en Beaux-Arts en décideront autrement: en 2006, elle fait ses débuts en tant qu’actrice dans divers longs métrages relevant du « mumblecore », mouvance fauchée du jeune cinéma indépendant américain où les dialogues priment sur l’action et où une large part est laissée à l’improvisation. Très vite, en plus d’y jouer, elle co-écrit (Hannah Takes the Stairs en 2007) et même co-réalise (Nights and Weekends en 2008) les films de Joe Swanberg, figure majeure d’un genre dont elle perçoit pourtant rapidement les limites.
C’est dans Greenberg, en 2010, qu’elle attire pour la première fois l’attention du grand public. Mise en scène par celui qui deviendra bientôt son compagnon, Noah Baumbach, le futur réalisateur de Marriage Story, cette comédie dramatique aux ressorts volontiers plombés la voit donner la réplique à Ben Stiller en mode cocker triste. Deux ans plus tard, elle explose littéralement dans Frances Ha du même Noah Baumbach, avec qui elle co-signe le scénario, en partie nourri de ses vieux rêves d’aspirante danseuse: tendre, généreuse, drôle et libre, elle s’éclate dans les rues de New York au son du Modern Love de Bowie comme Denis Lavant avait pu le faire avant elle dans celles de Paris pour le Mauvais sang de Carax. Conquis, les médias anglo-saxons la bombardent alors nouvelle comédienne phare de sa génération. Héritière toute désignée des actrices au registre vif et naturel, à la Carole Lombard, des screwball comedies américaines des années 30 et 40, elle se signale fort logiquement chez Whit Stillman (Damsels in Distress) et Woody Allen (To Rome with Love), mais aussi Todd Solondz (Wiener-Dog), Pablo Larraín (Jackie) ou Mike Mills (20th Century Women).
En 2018, Lady Bird, son premier long métrage écrit et réalisé en solo, lui vaut plusieurs nominations aux Golden Globes et aux Oscars. Portrait d’une adolescente revêche aux aspirations poétiques, le film confirme le talent hors norme de la jeune Saoirse Ronan, mais aussi celui d’un certain Timothée Chalamet, les deux acteurs se retrouvant aujourd’hui au casting de sa réjouissante version de Little Women, dans les rôles-clés de Jo et Laurie. Le prochain défi de Greta Gerwig? Il a de quoi faire jaser, puisqu’elle écrit actuellement en compagnie de Baumbach un projet de long métrage en prises de vue réelles autour du personnage de Barbie, la célèbre poupée Mattel, qu’elle pourrait bien réaliser. Dans le rôle-titre: Margot Robbie. Idée pourrie ou de génie? Les paris sont ouverts.
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