Les pionnières (8/8): Sharon White, trop rare femme DJ dans un milieu d’hommes

Du Paradise Garage au Saint, Sharon White a fait vriller les nuits disco de New York.
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Bien avant la starification des DJ, Sharon White a contribué à transformer l’art de manier les platines, emmenant le clubbing dans une autre dimension.

Chaque semaine de l’été, retour sur une pionnière méconnue des musiques du XXe siècle.

Pour tous ceux qui veulent se pencher sur l’Histoire de la dance music, Last Night a DJ Saved My Life reste une lecture incontournable. Érudite, fouillée, longue de près de 600 pages, la somme n’en consacre cependant que… deux à un paragraphe intitulé Women DJs. Ses auteurs, Bill Brewster et Frank Broughton, reconnaissent: « Tout au long de ce livre, nous utilisons le « il » pour parler du DJ, et pas seulement par facilité grammaticale. En un siècle de DJing, les femmes ont été largement écartées du tableau, à quelques précieuses exceptions près. »

L’une d’entre elles s’appelle Sharon White. À une époque où le rôle du DJ se limitait à celui de « pousse-disques », elle a grandement contribué à faire évoluer son statut. Notamment en concevant ses mix comme de vraies histoires, et pas seulement un simple enchaînement de titres. Mieux: en jouant dans quelques-unes des boîtes les plus importantes des années 70-80, du Studio 54 au Paradise Garage, elle a participé à la création même du concept de clubbing. Malgré cela, son nom reste encore peu connu. La faute au sexisme de l’industrie musicale, qui l’aurait maintenue dans la marge? La principale intéressée a tendance à réfuter. Interrogée par The Village Voice en 2015, elle expliquait: « Tout le monde croit que j’ai dû me battre pour en arriver là. Mais je ne souscris pas à ce genre de conneries. » Deux ans plus tôt, lors d’une conférence à la Red Bull Music Academy, elle précisait cependant: « Disons que si j’ai pu être confrontée au sexisme, je n’en avais tellement pas conscience que ça ne m’a pas empêchée d’avancer. » Peut-être aussi parce que Sharon White a très tôt intégré la « donne » -quand, dès sept ans, inscrite à la New York School of Music, elle était la seule fille à suivre les cours de batterie et de percussions…

Épiphanies disco

Métisse, née en 1954, Sharon White a grandi du côté de Long Island. À quatre ans, sa mère lui offre le Rhapsody in Blue de Gershwin. Mais c’est le rock britannique des années 60 qui sera sa première vraie obsession musicale. Elle en écoute en se branchant sur WNEW-FM. En particulier lors des émissions nocturnes d’Alison Steele, DJ-animatrice qui avait pris l’habitude de réciter des poèmes entre un morceau des Beatles et un autre de Grateful Dead. Plus tard, White rencontrera et deviendra même amie avec celle qui lui a donné l’envie de faire de la radio.

Car c’est bien sur les ondes que la New-Yorkaise commence sa carrière de DJ, en 1972. Trois ans plus tard, elle fera la « transition » vers les clubs. À l’époque, les conditions sont encore très rudimentaires: platines de marques différentes, aiguille qui saute avec les secousses de la piste de danse, etc. En quelques années, la situation va cependant rapidement évoluer. La DJ en herbe écume tous les clubs et soirées de New York. Peu à peu, la ville cède aux sirènes disco afin d’oublier un peu la crise dans laquelle elle s’enfonce inexorablement. Prise dans le tourbillon, Sharon White réussit à rentrer, puis à jouer au fameux Studio 54, au Limelight ou encore au Plato’s Retreat, club échangiste installé dans les murs de l’ancien Continental Baths, haut lieu de la vie nocturne des années 70.

En 1978, Michael Brody ouvre le Paradise Garage. Logé dans un sous-sol de parking, du côté de Soho, le lieu va devenir mythique. En partie grâce à son dispositif sonore, mais plus encore grâce à son maître de cérémonie, Larry Levan. Le DJ cherche moins la perfection technique que l’abandon le plus complet du danseur, chassant « ce moment que Roland Barthes identifie sous le terme de punctum: cet instant où surgit subitement la clairvoyance, où tout devient clair« , comme l’écrit Peter Shapiro dans son histoire de la disco (Turn the Beat Around, éditions Allia). Une philosophie que Sharon White partage entièrement. Elle sera d’ailleurs la seule femme à partager la cabine de DJ avec Levan. Quitte à le remplacer parfois au pied levé. C’est que l’homme est volontiers lunaire, disparaissant sans laisser de nouvelles, « jusqu’à ce qu’il débarque à 8 heures du matin, tout sourire« . En attendant, White tient les danseurs en haleine toute la nuit. « Ce n’était que de l’amour, explique-t-elle dans une interview à MixMag. Il n’y avait aucune compétition, tout le monde avait quelque chose à offrir, c’était presque comme une énergie collective. »

L’ambiance était un peu différente au Saint, le « rival » du Paradise Garage. Inauguré en 1980, le club avait investi l’ancienne salle rock Fillmore East -où sont passés Jimi Hendrix, Lennon, The Kinks, etc.-, dépensant plus de 4 millions de dollars pour la transformer en un temple disco pouvant rassembler quelque 6.000 personnes. Sharon White en deviendra l’une des principales résidentes. DJ emblématique, elle sera souvent rejointe en cabine par son ami Freddie Mercury et recevra même un jour la visite de Leonard Bernstein, curieux d’entendre les versions que White jouait de ses oeuvres.

Au départ, son intronisation ne sera pourtant pas si évidente que cela. Ciblant un public gay masculin, n’accueillant que de très rares femmes, et seulement sur invitation, le propriétaire du Saint, Bruce Mailman, n’imaginait pas davantage en voir une tenir les platines. Un coup de pouce du destin va en décider autrement. Début 1981, le DJ- producteur Jim Burgess fait ses adieux à la dance pour se consacrer à l’opéra. Le 31 janvier, il donne un dernier set au Saint. Mais à 8 heures, alors que les danseurs sont encore en pleine euphorie, il quitte soudainement les lieux. À l’intérieur, les clubbers sont hagards. Pour ajouter au chaos, le vestiaire est fermé: « Pouvez-vous imaginer 6.000 « reines » tenter de repartir en t-shirt en plein mois de janvier?« , se souvient White dans le Village Voice. En panique, le manager va alors réquisitionner la DJ qui va reprendre les platines. Il est 13h30 quand elle termine son set: sa réputation est définitivement installée. Sharon White restera l’une des résidentes les plus populaires du lieu jusqu’à sa fermeture en 1988.

Depuis, elle a également travaillé comme journaliste pour le Billboard magazine, ou manager promo dans plusieurs labels. Mais sans jamais arrêter son activité de DJ…

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