Les maîtres du concept

Tristan Garcia © DR

Dans deux livres inattendus, Tristan Garcia et Patrice Maniglier repoussent les limites de ce que signifie faire de la philosophie aujourd’hui.

Parcourir les rayons consacrés à la philosophie dans les grandes librairies ayant survécu à l’assaut des enseignes en ligne fait toujours l’effet d’un spectacle d’horreur inversé. Entre les présentoirs consacrés à la belle âme du moment, tentant de fourguer ses impératifs consolateurs sous des titres pastel, et les piles de livres d’analyses plus ou moins inspirées signés par les penseurs tout-terrain promus par les grosses maisons d’édition, le choix est en effet entre le confesseur cauteleux et l’instituteur de mauvais poil. Rien de plus étranger à ce que pourrait être une philosophie au sens fort -c’est-à-dire celui d’une création de concepts pouvant nous aider à voir le monde autrement, et, pour cela, à nous obliger à remettre en cause la manière dont, précisément, nous voyons. Par chance, certains continuent à mettre la main de la pensée à la pâte de l’écriture, et à proposer des idées inouïes, des visions paradoxales, des théories qui transforment les neurones en bille de flipper. Tristan Garcia, le wonderboy de la fiction française (le gars qui remportait le prix de Flore à 27 ans pour La Meilleure Part des hommes, c’était lui), et Patrice Maniglier, un des quatre « mousquetaires » de l’École Normale Supérieure qui avaient sortis, en 2003, le mini-blockbuster Matrix, machine philosophique, en font partie. À ma gauche, Garcia signe un recueil d’articles échevelé, sautant de la littérature au sport, de l’art contemporain au jeu, de la bande dessinée à la science-fiction ou à la technique, couvrant un petite partie des sujets auxquels il s’intéressait à ses heures perdues tandis qu’il rédigeait Forme et objet (PUF, 2011), La Vie intense (Autrement, 2016) ou Nous (Grasset, 2016). À ma droite, Maniglier, cuisiné pendant toute une année par l’infatigable Philippe Petit, pond un pavé dialogué où se mêlent petite et grande Histoire, autobiographie d’un prolo de Nice devenu professeur d’université à Paris et cartographie de la  » philosophie qui se fait » sous le radar des médias, observations qui n’évitent pas l’actualité et exercices de haute voltige spéculative. Des deux côtés, c’est une même jubilation à penser à ras du présent et de ses problèmes dans le but d’en démontrer la capacité à nous pousser à reformuler notre savoir, nos idées ou nos visions du monde qui se trouve mise en oeuvre -une jubilation qui n’est ni celle d’un je-sais-tout ni celle d’un vendeur de sagesse, mais, tout simplement, celle de quelqu’un qui a envie de sentir que son cerveau est en vie. Des deux côtés aussi, c’est un même refus de laisser les hiérarchies et les jugements dicter ce qu’il en est du pensable, une même volonté de considérer que ce qui compte avant tout est ce qu’on fait avec ce qu’on pense, et un même engagement en faveur d’un monde qui serait plus juste, plus beau et plus vrai. Maniglier a aujourd’hui 46 ans -et Garcia 38. Parler de nouvelle génération serait sans doute réducteur. Mais il est certain qu’il se passe quelque chose dans la pensée, aujourd’hui, qui se dégage enfin de la gangue épuisante laissée par les grands maîtres de l’ère de la French Theory. Lisez plutôt.

Les maîtres du concept

Kaléidoscope 1. Images et idées

De Tristan Garcia, éditions Léo Scheer, 500 pages.

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La Philosophie qui se fait. Conversation avec Philippe Petit

De Patrice Maniglier, éditions du Cerf, 544 pages.

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Les maîtres du concept

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