« Les Liens du sang » ou l’emprise d’une mère: un manga hypnotisant
Après six ans de labeur, le mangaka Shûzô Oshimi (42 ans) vient d’achever son chef-d’œuvre autofictionnel Les Liens du sang, récit définitif sur la parentalité toxique et thriller psychologique hypnotisant.
Le Grand Jury du dernier Festival d’Angoulême a visé juste en décernant le Fauve de la série aux Liens du sang, l’une des plus fascinantes BD de ces dernières années. L’une des plus dérangeantes, aussi. Elle nous immerge, à pas feutrés, dans une famille en apparence banale… pour mieux nous étouffer. Car quelque chose cloche. La mère, Seiko, exerce une emprise malsaine sur son fils préadolescent, Seiichi, qu’elle couve bien plus que de raison, alors que l’état mental de la femme se dégrade et que le mari absent laisse son foyer tomber en lambeaux. Puis, lors d’une randonnée en montagne, un incident: sans raison logique, Seiko pousse un garçon dans le vide sous les yeux de son fils. Pris dans la toile de sa mère-araignée, Seiichi devient complice du crime et le manga vire au thriller… Après cette première partie, constellée de photos de famille “heureuse” utilisées à contre-emploi (certaines sont basées sur ses vraies photos, confirme Oshimi), le mangaka développe, à partir du tome 13, la vie adulte du protagoniste et les dégâts laissés par la relation mère-fils toxique.
Un volume plus tôt, au détour d’une planche, surgissait un indice: la date de naissance de Seiichi est aussi celle de l’auteur. Oshimi ne nous révélera pas l’exacte teneur autobiographique de son œuvre, préférant brouiller les pistes et laisser les lecteurs imaginer le reste. “Je dirais que le début de la série, avant “l’incident”, est très autobiographique, mais que par la suite le pourcentage est assez faible, explique-t-il. Ma mère n’a pas été inculpée d’une tentative de meurtre, cette partie est fictive. En fait, j’ai du mal à analyser ma relation avec ma mère, c’est probablement pour la comprendre que j’ai écrit cette œuvre… Au fond de moi, j’avais une forme de culpabilité à son égard, car je n’ai pas été le fils qu’elle aurait souhaité. C’est cette réflexion-là que j’ai voulu creuser.” Shûzô Oshimi en est conscient: dessiner des mangas -celui-ci en particulier- est souvent pour lui une forme de thérapie, une façon d’exorciser ses tourments hérités de l’adolescence. “Est-ce que je vais mieux après? Je ne sais pas, c’est un peu entre les deux. Le fait d’analyser mes sentiments de culpabilité ou de douleur ne les résout pas forcément.” D’autant que son entourage s’est inquiété qu’il passe autant de temps sur une série aussi pesante. Mais il précise: “L’espèce de malaise que je ressentais lorsque j’ai commencé Les Liens du sang a disparu au fur et à mesure.” On le sent effectivement apaisé, affichant sourire et sympathie naturelle. “Cela dit, depuis que j’ai terminé cette œuvre, je fais face à un nouveau symptôme: l’anxiété vis-à-vis de la suite. Et maintenant, que faire? Mais c’est une anxiété positive.”
Toile d’influences
Torpeur, maux intimes et expérimentations formelles: lorsqu’on lit Oshimi, on pense à un Yoshiharu Tsuge (L’Homme sans talent, éditions Atrabile), chef de file du “manga du moi”, bien que plusieurs générations séparent les deux artistes. “On avait des livres de Tsuge à la maison. Je les ai lus, relus et rerelus! Je ne peux donc pas nier qu’il m’a grandement influencé”, confirme Oshimi, citant aussi Seiichi Hayashi (élégie en rouge, éditions Cornélius), contemporain de Tsuge dans les milieux d’avant-garde seventies, parmi les mangakas qui l’ont marqué. Si l’auteur accepte volontiers qu’on l’inscrive dans le prolongement du “manga du moi” -avec son camarade Inio Asano (Errance, éditions Kana), auquel Oshimi se dit flatté d’être comparé-, il précise toutefois que son travail reste bien plus fictionnel que celui de Tsuge.
Mais aussi importante soit l’influence des dessinateurs qui l’ont précédé, il faut sortir du manga pour réellement appréhender le style d’Oshimi. L’une de ses figures récurrentes est la déliquescence du réel ou sa contamination par un motif obsédant et il puise pour cela dans le vaste répertoire de l’Histoire de l’art, citant L’œil ballon d’Odilon Redon dans les arrière-plans du manga Les Fleurs du mal (éditions Ki-oon), qui doit bien sûr son titre à Baudelaire, ou déployant des ciels tempétueux façon Van Gogh, dans Happiness (éditions Pika), lorsqu’un personnage voit son état de conscience modifié. Le trait lui-même se distend ou se corrompt fréquemment, comme dans la scène du procès des Liens du sang, où l’accusé perd pied et, autour de lui, les silhouettes désincarnées évoquent les toiles cauchemardesques de Francis Bacon. Oshimi confirme toutes ces influences (“Odilon Redon m’a fait aimer la peinture”, ajoute-t-il même), citant aussi parmi ses artistes préférés le peintre Le Greco, ainsi qu’Egon Schiele ou les surréalistes Max Ernst et Yves Tanguy, qu’il a pu découvrir (là encore) dans la copieuse collection de livres familiale, durant l’adolescence -au même titre que les disques de Bob Dylan et autres artistes folk, précise-t-il, absorbant ainsi tout un bouillon de culture. Comme ses prédécesseurs, Oshimi dédie ses pinceaux à l’expression de l’intériorité humaine. Dans l’intimiste Les Liens du sang, son dessin se fait de plus en plus esquissé et épuré, comme s’il nous donnait à voir des fragments de souvenirs incertains, jusqu’à ce que ses lignes de plus en plus discrètes laissent place à un blanc aveuglant.
Face à ces traits tourmentés, on se prend à imaginer l’artiste dessiner une biographie de Schiele ou adapter du Kafka: “Schiele a eu une vie particulièrement agitée et constellée de drames. La mienne est relativement calme et éloignée de la sienne, donc je ne crois pas avoir les clés pour saisir ce qu’il a pu vivre”, rit-il. Quant à Kafka, dont il apprécie particulièrement les écrits: “Parfois, je me dis que j’aimerais un jour être capable de restituer du Kafka en manga. Mais j’en suis encore loin. On a l’impression que ses récits parlent du monde dans son ensemble, que leur portée est universelle… Alors que celle des miens est bien plus étroite.”
Si les mangas d’Oshimi reflètent certes ses questionnements intimes, ils remuent en fin de compte des thématiques qui nous sont essentielles et il nous tarde, à trois tomes de la fin des Liens du sang en VF, de découvrir ses prochaines plongées dans l’âme et la chair humaine.
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